Dans ce bureau de Poste, ils ont en moyenne 30 ans. La majorité a fait des études supérieures BAC+2, BAC+3. Ils s’entendent plutôt bien, se font des blagues, il n’y a que des hommes. Ce sont les rouleurs. Des postiers qui pallient les absences planifiées (congés, arrêt maladie) ou non des facteurs titulaires. Un peu comme de l’intérim en interne. 

Lorsqu’un facteur est titulaire de sa tournée, il en connaît les rues par cœur, l’entrée des immeubles, l’heure de présence des gardiens ou concierges même leurs prénoms parfois, l’encombrement des rues quand c’est jour de marché par exemple. Son corps a également une mémoire, il sait anticiper le relief du quartier, les dénivelés des côtes, les étages à monter, le dos, le genou, les jambes s’adaptent et s’habituent, même si l’usure s’installe aussi dans le temps. Il connaît les temps de distribution, les temps de trajet.

Le propre du rouleur, c’est la flexibilité, il n’a pas sa propre tournée. Il est affecté sur une tournée au gré des absences sur un ensemble de quartiers. Des règles cadrent le roulement entre les quartiers et le nombre de quartiers sur lesquels il « roule » afin de limiter cette flexibilité : avoir de la visibilité sur les tournées de la semaine, tourner sur une quarantaine de quartiers, être sur la même tournée plusieurs jours de suite.  Mais les tensions sur les effectifs repoussent sans cesse ses limites et les rouleurs se retrouvent alors à changer de tournée tous les jours sur un potentiel de 150 quartiers différents. Prévenus parfois le matin même de leur tournée. 

Les conséquences ? Le changement quotidien de quartier les vide. Alors qu’ils apprécient changer de quartier de temps en temps, ils sont épuisés de changer tous les jours. Le corps et la tête. Surtout qu’ils sont mis sous pression. Il faut rentrer dans les temps sinon « vous n’êtes pas couverts » et en plus les heures supplémentaires ne sont pas payées. Et puis, un facteur qui rentre tard c’est aussi, dans la culture métier, quelqu’un qui travaille « mal ». 

Dans ces conditions de tensions, tout peut être source d’agacement : une côte à monter, un recommandé à distribuer au 5èmesans ascenseur, chercher son chemin, déchiffrer les noms devant les batteries de boîtes à lettres pendant de longues minutes, essuyer l’agacement de certains gardiens mécontents de ne pas avoir leur facteur habituel. Le moral en prend un coup.   

Comme ils sont jeunes et ont plutôt une carrure sportive, ils ne se rendent pas compte sur le moment que leurs corps sont sur-sollicités. Ils encaissent. Les fortes variations de relief, les sacoches de plus de 10 kg (le maximum étant prévu à 7 kg), le repos insuffisant, le mépris de leurs responsables. Ils encaissent.

Entre rouleurs, quand ils arrivent à trouver un peu de temps pour en discuter ensemble, ils voient bien qu’à la longue, ça les abîme. Ils développent dès 23, 25 ans des maux qu’ils garderont à vie : ulcère, hernie discale, eczéma, tendinites de l’épaule à répétition, mal de dos continu, genou fragilisé, déplacement du bassin. Mais la majorité est résignée, certains se disent que « c’est comme ça, c’est le travail », d’autres que « si ce n’est pas eux, ce sont les plus anciens qui trinquent », ils donnent du sens comme ils peuvent. 

Que dit le médecin du Travail ? Un problème de posture à corriger. Ils doivent faire plus attention.   

Ils se disent aussi que si « je bosse bien, je pourrais évoluer », mais quelles perspectives ? Moins de tournées, moins de postes de titulaires, de nombreuses fermetures de bureaux de poste, un métier qui évolue vers du service à la personne.

Un corps cassé à vie en échange de quoi ? 

Mots clés : ViolenceDuTravail, rouleur, flexibilité, épuisement

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