Je suis professeur de lettres classiques depuis 23 ans, en poste dans cet établissement depuis 6 ans. Le proviseur soutient le latin et le grec, que j’enseigne, et je m’entends bien avec mes collègues. Pourtant j’ai été confrontée cette année à une situation ubuesque. Je vous souhaite de pouffer de rire en lisant le récit, parce que l’absurde est un des ressorts du comique. Malheureusement, ce n’est pas un texte littéraire ; c’est le compte-rendu factuel de ce que j’ai vécu, qui m’a rendue dingue, et m’a épuisée. Je pensais avoir tourné la page. Pourtant, deux mois après, quand j’en parle en famille, je me rends compte que je suis toujours à fleur de peau, je m’anime, je tempête : en fait, je ne l’ai toujours pas digéré ; j’aivraiment été affectée. Voilà pourquoi je vous le raconte.

Le jour de la prérentrée, 31 août 2020, je découvre que je suis affectée dans la salle N13 dont je n’ai pas la clé. Je la demande au service de l’intendance puisque chaque professeur doit avoir, au minimum, le pass qui lui permet d’accéder à la salle où on lui enjoint d’aller travailler. Cette clé m’est refusée car « il y a un problème lié à la serrure de cette salle. » On me dit que les surveillants m’ouvriront ma salle.

Je suis donc obligée d’aller demander la clé à chaque heure de cours, de monter un étage pour ouvrir la salle, puis de redescendre la clé aux surveillants puisque c’est, je l’apprends peu à peu, un pass qui ouvre de multiples portes et les surveillants ne le confient à personne ; puis à la fin de mon heure de cours, je dois redescendre chercher la clé, remonterfermer la porte, puis redescendre la clé aux surveillants. Et ce, 14 fois par semaine (c’est-à- dire 28 en comptant le début et la fin de l’heure), vu mon emploi du temps. En outre, je rappelle qu’en cette période de Covid-19, nous sommes masqués en permanence et qu’un sens de circulation a été établi dans les bâtiments pour éviter de se croiser. En théorie, je devrais donc emprunter deux escaliers différents pour monter et descendre, séparés de 50 mètres l’un de l’autre ; tant pis, j’ai pris l’escalier en sens interdit à chaque fois, car sinon ça me fait perdre un temps infini.

Au bout d’une semaine, le 7 septembre, je demande à nouveau un pass à l’intendance, qui m’est de nouveau refusé car la secrétaire d’intendance n’en a pas à me confier. Elle affirme que tous les acteurs de l’intendance sont au courant et traitent le problème.

Ne voyant aucune amélioration se profiler, je parle de ce problème à mon supérieur hiérarchique le plus proche, le proviseur adjoint, le 17 septembre. Je remplis à sa demande une fiche d’intervention pour demander que le barillet de cette serrure soit changé ou bien que l’on me confie la clé, même provisoirement. A partir de cette date, la situation s’améliore légèrement : je trouve toujours la salle ouverte ; j’apprends par des rumeurs qu’elle est censée rester toujours ouverte ; donc je prends mon mal en patience. Néanmoins à deux reprises je trouve cette salle fermée ; par chance, par hasard, l’adjointe au chef des travaux, qui possède le pass multiple, passe dans le couloir à ce moment-là et elle m’ouvre ma salle.

Le lundi 30 septembre, à 8h, je me présente devant la salle, qui est de nouveau fermée à clé. Une affiche est scotchée sur la porte : « Veuillez aller chercher la clé à l’accueil. » Je m’exécute (je dois, pour cela, sortir du bâtiment, et traverser une partie de la cour) et la personne de l’accueil me confie la clé après avoir noté mes nom et qualité ainsi que l’heure à laquelle j’emprunte la clé. Je la lui ramène à 9h, après mon cours. Je me rends alors à l’intendance pour rencontrer la gestionnaire afin de faire cesser cette contrainte que je ne

supporte plus. Elle me répond avoir pris en compte ma demande et programmé un changement de barillet. En attendant, elle dit avoir donné l’ordre de laisser cette porte toujours ouverte. Quand je retourne dans cette salle à 10h, elle a effectivement été rouverte. Mais je ne me suis toujours pas vu confier la clé qui ouvre la salle où je dois assurer 18 h de cours hebdomadaires.

Lundi 5 octobre à 8h, je me présente devant ma salle, qui est fermée à clé. Je redescends donc au rez-de-chaussée et traverse la cour pour réclamer la clé à l’accueil. Je remonte ouvrir ma salle, mais la clé ne fonctionne pas, la concierge s’est trompée et m’a donné la clé de la salle N03 au lieu de N13. Je redescends rendre cette clé à l’accueil.Malheureusement la clé dont j’ai besoin, N13, n’y est plus. Je dois me rendre au bureau de la vie scolaire où un surveillant me confie le pass qui ouvre de multiples portes, je remonte à l’étage et de guerre lasse, je confie le pass à un élève de confiance pour le redescendre à la vie scolaire.

Mardi 6 octobre, la salle est ouverte, comme prévu, à 11h, puis à 14h. Mais quand je reviens faire mon dernier cours à 16h, la salle est fermée à clé. Je redescends donc au rez-de- chaussée pour réclamer la clé à l’accueil, mais elle n’y est toujours pas. Je dois donc à nouveau déranger les surveillants (et, au passage, faire la queue au milieu des élèves qui ontd’autres problèmes à régler à la vie scolaire), emprunter le pass multiple, le confier à nouveau à un élève de confiance pour le redescendre à la vie scolaire.

Le mercredi 7 octobre 2020, je couche ces événements par écrit car je suis excédée par cette situation. Je fais relire le texte par une collègue qui me conseille de le confier au représentant syndical. Par chance, ce dernier a rendez-vous avec le proviseur jeudi après-midi. Je lui confie donc ce récit, accompagné d’une demande : que me soit confiée la clé qui me permettrait d’accéder à ma salle de travail. Il me semble en outre observer un défaut de communication dans l’établissement, à un niveau que j’ignore, pour l’ouverture et la fermeture de cette salle. Je préviens que si rien ne change, j’envisage d’inscrire ma mésaventure au Registre Santé et Sécurité au travail, au titre de la rubrique « charge mentale liée au rapport avec l’autorité administrative ».

Lundi 12 octobre, n’ayant eu aucune nouvelle suite à ce rendez-vous, je trouve, à 8h, ma salle fermée à clé. Une dernière fois je descends chercher cette fameuse clé, sachant que les agents ne font pas le ménage à 6h du matin le lundi et que personne n’a donc pu l’ouvrir pour moi. Mais ma patience, cette fois, est à bout.

Le mardi 13 octobre, quand je trouve encore une fois cette salle fermée à 11h, j’explose. D’autant que les surveillants n’ont plus le pass multiple : « C’est votre collègue, Mme L., qui l’a emprunté et ne l’a pas ramené ; ce n’est pas difficile, elle est dans la salle à côté de vous, il suffit d’aller le lui demander. » Pour moi, cette fois c’est non. Jamais je ne me suis permis de faire de la rétention de clé, je n’accepte pas de dépendre de mes collègues en plus de tout le reste. Je vais chercher la concierge et, sur le chemin du retour, nous croisons l’intendant, qui n’est pas chargé des clés mais qui est un homme compétent, et respectueux. Nous avons une explication, où je finis par hurler au milieu de la cour car je n’en peux plus, la situation m’a poussée à bout. Il tombe des nues et me promet la clé d’ici une heure. Les surveillants, qui ont bien perçu le malaise, ont récupéré leur pass multiple pendant ce temps- là, ouvert ma salle, et fait rentrer mes élèves.

Dix minutes plus tard l’intendant frappe à la porte de ma salle, essaie la clé (pour vérifier qu’il n’y a, en réalité, aucun problème dans le barillet), il me la tend et se confond en excuses.

Toutes les personnes à qui j’ai raconté mon aventure (des collègues, mon frère, ma sœur) me disent que j’ai eu trop de patience et que j’aurais dû garder la clé de la concierge ou le pass multiple des surveillants. Je m’y suis refusé car je craignais que cela ne retombe sur ces personnels ; en outre, cela m’aurait mise hors la loi.

Quand j’étais adolescente, j’adorais Kafka. Je ne pensais pas me retrouver un jour dans la situation inextricable de ses héros confrontés à la bureaucratie, l’absurdité, l’impuissance radicales.

Décembre 2020

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