Elle aimait bien regarder par la fenêtre, avant.

Mais désormais, Céline ne regardait plus jamais par la fenêtre de la salle de pause. Elle aurait certes pu y voir les fleurs continuer de s’épanouir ; mais ça lui rappelait l’arrivée du printemps, une saison qu’elle redoutait. C’était une période qu’elle avait pourtant aimée, avant que sa collègue Sonia soit violée un soir d’avril, la tête maintenue écrasée contre les branches.

Désormais, dès la fin du mois de mars, lorsque Céline se garait avant sa prise de service, elle restait tétanisée en ouvrant la portière quand elle voyait les premiers bourgeons percer. Ils pointaient agressivement vers la lumière pour la narguer, pour lui rappeler l’anniversaire du trauma de son équipe, pour lui signifier les montées de sève, le bouillonnement des hormones ; que d’autres hommes pouvaient prendre le relais, à tout moment.

Pendant les mois qui avaient suivi l’agression, elle s’était dit que sa terreur s’amoindrirait avec le temps ; après tout, comme on dit, ce genre de choses arrive, mais ce n’est pas non plus si courant qu’on l’imagine, il faut se ressaisir, sinon on arrête de vivre et voilà tout. Alors elle avait continué de se garer là où c’était arrivé, parce qu’il n’y avait pas le choix de toute manière. Elle n’avait pas cherché un autre emploi, parce qu’il n’y a pas d’emploi dans les petites villes françaises, et que même les autres entreprises ont aussi des parkings.

Un train en retard, c’était dix voyageurs qui venaient lui réclamer des comptes

En plus du souvenir de l’agression, il avait fallu composer avec la pénibilité croissante du travail. Réorganisations permanentes, matériel vieillissant, problèmes de maintenance des rames : l’impact sur la régularité des trains se faisait ressentir de plus en plus. Et un train en retard, c’était dix voyageurs qui venaient lui réclamer des comptes ; ni aux conducteurs, ni aux techniciens, ni à la hiérarchie : à elle, à elle qui gagnait un ersatz de SMIC et qui couvrait les vrais responsables sans même savoir précisément qui ils étaient. Céline devait composer avec la colère des usagers qui venaient l’agresser et lui rappelaient son statut de fonctionnaire privilégiée, de bonne à rien qu’ils payaient avec leurs impôts. Avec la dégradation générale du service, les demandes de renseignement et de remboursement s’accentuaient. Souvent, ce n’étaient même plus des demandes, d’ailleurs : les gens venaient juste se défouler en lui hurlant leur frustration d’attendre et surtout leur souffrance de vivre ; Céline n’était plus guichetière ni agent d’escale, elle était le point d’entrée des colères du peuple. 

C’était d’autant plus dur à supporter qu’elle était de plus en plus isolée : du fait du sous-effectif, la réduction du nombre de guichets ouverts impliquait l’allongement des files d’attentes, et la hausse des temps d’attente est souvent synonyme de hausse des colères. Un client estime sa rage légitimée par le temps perdu.

La panique

En fin de journée, face à une clientèle hostile du fait des suppressions de train, Céline se mettait parfois à paniquer devant l’afflux des usagers à son guichet. Dans sa tête c’était très clair : ils ne se contentaient pas de vouloir des explications, ils s’entassaient pour ELLE, ils faisaient la queue pour ELLE, et pour son corps aussi, car en plus d’être au printemps c’était bientôt la nuit ; c’était sans doute le moment propice pour eux. La nuit tombée, elle craignait la fin de service, elle tremblait à l’idée de quitter son local sécurisé car elle savait qu’il faudrait alors bientôt rentrer seule vers sa voiture et qu’elle risquait de partager le destin de Sonia. Elle voyait les derniers voyageurs traîner dans le hall sans raison apparente et elle haletait en ne comprenant pas pourquoi ils ne quittaient pas les lieux. Elle n’oubliait pas qu’elle était seule ; qu’ils étaient plusieurs.

Au fur et à mesure du temps, même la présence des collègues n’était plus suffisante pour la rassurer. Après tout, derrière son guichet, elle n’était protégée d’une foule vindicative que par un demi-centimètre de plexiglas rayé et couvert d’empreintes digitales. Alors elle expédiait les affaires courantes, répondait vite, donnait des explications peu claires et plus sèchement qu’autrefois, jetait les billets demandés en criant SUIVANT !, rapidement, pour se débarrasser de ces hommes qui s’agglutinaient en dévisageant le bas de sa gorge, pour réduire le plus vite possible cette queue qui serpentait dans le hall, pour se débarrasser de la folie que toute foule engendre ; pour qu’ils s’en aillent tous,loin de son innocence.

Céline et ses collègues ont fini par aller voir les syndicats et l’encadrement, en expliquant leur crainte d’une récidive de l’agression de Sonia. Avertie du risque, La Direction a alors pris des mesures pour rassurer le personnel des guichets, à 72% féminin. Un agent de sécurité a été embauché pour surveiller le pourtour de la gare. Le problème, c’est qu’il finissait ses rondes à 23h15, alors que Céline fermait la gare aprèsson départ, à 23h30. 

Elle finissait donc seule.

Elle devait fermer la gare en pleine nuit, souvent houspillée par des bandes de jeunes ou de SDF alcooliques. Elle les entendait dans son dos pendant qu’elle tirait le rideau, elle les entendait se régaler de sa peur sourde, elle sursautait un peu quand elle entendait une bouteille tomber au loin, car elle savait que l’alcool exaltait les sens. Elle maudissait le contrat signé avec le prestataire sécurité, cette décision stupide de programmer sa fin de service avant la sienne ; une situation ubuesque due à l’incohérence de l’organisation, de l’amateurisme de certains encadrants, elle ne savait pas trop, elle n’en savait même rien en fait mais elle s’en foutait, c’était dangereux voilà tout, c’était tout ce qui comptait, c’était dangereux et ça la rendait malade. Lorsqu’elle faisait son tour de gare avant de fermer toutes les issues, elle tremblait en essayant de plisser les yeux pour mieux voir mais elle ne voyait rien, les luminaires du parvis de la gare étant toujours en panne. Mairie et SNCF se renvoyaient la balle depuis des mois sur l’identité de celui qui devait régler les travaux, alors les travaux attendaient, les agents attendaient, tout le monde attendait, et le crime aussi !… Et puis elle repensait à l’agent de sécurité, c’était une obsession pour elle, comment était-il possible d’avoir planifié son départ un quart d’heure avant celui des employées ? Ça n’avait aucun sens, elle ne comprenait pas, elle en aurait pleuré de rage.

Lorsqu’elle était étudiante, elle avait dû écrire une dissertation sur ce qui différencie la vie et la mort. A l’époque, elle n’avait pas su quoi répondre.

Désormais, elle savait.

Ce qui différencie la vie de la mort, c’est 15 minutes. 

Mots clés : ViolenceDuTravail, Viol, SNCF, Panique 

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