Comme une bouteille à la mer, je ressens ce besoin viscéral de lancer cet appel espérant ardemment entendre les mots qui me réconforteront, me rassureront.

J’ai 52 ans, je suis directrice des finances dans un CCAS d’une très grande collectivité. J’y suis arrivée il y a 11 mois et 26 jours. Chaque jour est une bataille, une guerre contre moi même. Chaque jour est un pas et chaque pas est un précipice. Bien loin de moi ce petit pas qui doit faire grandir l’humanité. Chaque jour, je marche sur des charbons ardents qui me brûlent au plus profond de mes entrailles Je me consume comme l’allumette que l’on laisse s’éteindre. Je dois me renforcer, être plus résiliente, accepter. Je suis trop faible, trop fragile, pas assez endurcie. Comment expliquer que je me sens descendre dans un tunnel, au plus profond de la noirceur. Comment expliquer que j’ai des sursauts de courage qui s’éteignent pourtant au bout de quelques jours. 

Mon arrivée était une fête pour mon esprit, de nouvelles victoires à conquérir. 

Abimée par une expérience malheureuse dans une fonction publique d’État sans dessus dessous, en perte de sens, dans une totale transformation malmenante, le retour aux sources de mes expériences passées en collectivités locales m’enchantait tel des retrouvailles avec une famille qu’on a quittée depuis trop longtemps. Je retrouvais -un peu- de confiance en moi.

Nous étions sur la même longueur d’ondes, ma chef et moi. De la transparence, de la qualité. Un objectif assigné par la grande direction après des années de confusion dans cette organisme si prestigieux. J’étais aux anges. 

Deux premiers mois de découvertes, de commencement de surprise mais de sérénité.

Puis tout tombe, d’un coup comme la massue qu’on lâche pour enfoncer le pieu dans la terre.

L’arrière-saison de septembre se transforme en cataclysme en 20 minutes de bilatérale avec ma chef.

Des critiques, des enguelades, des remises en question – la stupéfaction commence.

Que vient-il de se passer ? Est-ce que c’est moi qui était dans cette pièce ? Est-ce que c’est moi qui ait été ainsi engueulée comme une enfant de 10 ans ? Est-ce que c’est moi qui n’ait pas réagi ? Le brouillard se forme dans ma tête.

Un soubresaut d’orgueil me fait revenir au travail, je veux lui dire que c’est inacceptable.

Elle n’est pas là.

Je croise mes collègues que je connais à peine. Certains me portent pour rentrer chez moi. D’autres m’ignorent.

Je rentre télétravailler et je lui écris un 1er mail avec toute la force et la courtoisie professionnelle que je peux y mettre : c’est quand même ma chef ! Je ne suis là que depuis 2 mois et 15 jours.

Une collègue vient à ma rencontre près de chez moi. Je pleure toutes les larmes de mon corps. Elle m’écoute et là je découvre.

Je découvre la terreur subie depuis 11 mois par le service. Les traces creusées comme des sillons dans la chair des autres collègues. Les critiques intempestives, les mots durs qui giclent à chaque bilatérale, les changements d’humeur, et le passé, le passif ….

Suite à mon mail ma chef me convoque. Chancelante, j’arrive à son bureau. La compréhension est au rendez-vous ce matin. J’explique la fragilité dans laquelle je suis. Elle, est contente voir fière de m’avoir « piqué » à mon ancienne chef qu’elle connait. 2 minutes d’explications, c’est bien assez. On repart pour les objectifs à atteindre. Cela va dans tous les sens. Je m’accroche.

1 mois de tranquillité du côté de ma chef. Le travail par contre s’accumule dans ma messagerie, auprès de mes collègues, dans l’organisation du service. Je découvre un service qui vit tout seul depuis très longtemps, sans cadre, sans procédures, sans management. Des incohérences petites ou grandes. Je peine à comprendre. Je peine. Tout le monde travaille ça c’est sûr, mais tout le monde travaille dans son coin. La charge de travail est telle que je ne trouve pas le temps d’encadrer mon service comme il se doit. Je mets en place des réunions des cadres, je mets en place des réunions de tout le service, je mets même en place des réunions bilatérale avec chacun des cadres car cela ne semble pas suffire.

Les mois s’écoulent. Je rencontre de nouveau la massue qui m’est tombée sur la tête, une fois, deux fois, trois fois … Je suis en mode survie. J’essaie de tout tenir comme le jeune serveur qui tente de porter son plateau rempli à ras bord de délicieux rafraichissements.  Il faudrait que je pose quelques verres pour assurer l’atterrissage mais je n’y arrive pas. L’idée ne me vient pas et ma chef ne m’encourage pas. Alors je fonce tête baissée espérant atteindre l’objectif comme la table des clients qui attend patiemment ses collations à l’autre bout de la salle. Je fais des trucs bien mais je ne les vois pas. Je ne m’en empare pas. Je ne vois que la noirceur. Il faut aller plus vite, plus fort. Je ne perds aucune goutte de mes verres mais mon esprit et ma motivation fatiguent, insidieusement. Je tends vers le bout du rouleau. Mes neurones grillent mais je ne le vois pas. Je ne veux pas y croire.

Nous sommes montés vers la grande direction. Nous sommes allées voir le médecin du travail. Nous sommes allées voir le service de santé au travail. Nous sommes plusieurs cadres à avoir gravi ce chemin de lanceur d’alerte. Nous avons été entendu bien-sûr. Mais on ne vire pas quelqu’un comme ça, surtout dans la fonction publique. Alors un coaching s’est mis en place depuis 15 jours, pour elle et pour l’organisation. Bien sûr je comprends. 

Nous avons le droit à des bonjour maintenant. Nous avons le droit à des sourires. Mais le mal est fait. Nous n’y croyons plus. Je n’y crois plus. Je n’y arrive plus.

Mes neurones ont grillé. Ce matin encore je n’ai pas pu. Je devais aller à une réunion des nouveaux arrivants et pourtant je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu devoir raconter encore et encore que cela ne se passait pas bien. Je n’ai pas pu supporter d’éventuellement la croiser, je ne peux plus découvrir mes mails, je ne peux plus voir la désorganisation de mon service. Je mets en place pas à pas des réorganisations mais la seule chose que je vois c’est tout le chemin qu’il reste à parcourir, le fameux verre à moitié vide. Tout est de ma faute. Je suis nulle. Je n’arrive pas à prendre le recul dont tout le monde me parle. Je le connais ce recul mais je n’y arrive pas. Est-ce normal ? Suis-je normale ? Peut-être est-ce une erreur de casting ? Peut-être que je n’en vaut pas la peine ? Je voudrais me reposer. Travailler et me reposer. Quel gâchis. Mon dieu quel gâchis.

Juillet 2023

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