Lorsque je suis arrivé dans l’entreprise, Daniel aurait pu être un « copain » ; nous avons le même diplôme, il est sorti de l’école un an après moi, et j’étais sans doute la seule personne, dans le service, qu’il pensât compétente. Un « pair », quoi, comme il me le dira beaucoup plus tard.
Hélas, Daniel était mon chef, et la présentation qu’il me fit de mes camarades fut catastrophique. Il n’y en avait pas un qui ne soit limité, dans ses compétences, ses capacités, ou ses qualités humaines, alors qu’ingénieurs dans le bureau d’études d’une entreprise prestigieuse, leader mondial, ils avaient, pour beaucoup, subi le sélectif parcours des « prépas » avec succès.
En même temps, les « conseils » qu’il me donna sur le travail que je devais faire, et à propos duquel j’étais déjà très informé par mon passé de chercheur, me troublèrent : il s’agissait d’améliorer les modèles de simulation du vol, qui devaient permettre, d’une part le développement des automatismes de pilotage des nouveaux projets, d’autre part de former les futurs pilotes. Dénigrant les services « clients » qui utilisaient des techniques selon lui inadéquates (alors que je les savais universellement adoptées pour traiter le problème), la hauteur irréfléchie de ses affirmations techniques erronées, pourtant énoncées avec conviction, me montra les graves lacunes d’un individu qui n’hésitait pas à éreinter ses camarades, et révélait une personnalité problématique.

« Très vite, j’entrepris de changer de poste. »

Mais les hiérarchies, alertées par les RH, me persuadèrent de rester, en créant un nouveau service (au même niveau hiérarchique que Daniel), chargé de la recherche, dont j’étais responsable. Cela faisait un an que j’étais dans l’entreprise.
Hélas, Daniel développait les modèles informatiques, validés à partir d’essais, que j’étais censé améliorer. Je ne pouvais les modifier sans son accord, et il n’acceptait jamais de répondre à mes sollicitations, se prétendant surchargé, interdisant à ses collaborateurs de m’apporter leur aide, et exigeant que je lui démontre la « pertinence » de mes analyses, dont il contestait en permanence la validité : ainsi, pour obtenir des modifications informatiques réalisées en dix minutes, je luttais durant des semaines, doutant de mes affirmations, livré à un arbitraire incompréhensible. Pire encore, face à mes demandes, les hiérarchies, toujours évasives, laissaient faire, en contradiction avec la réorganisation décidée, et la vacuité (établie à chaque fois) des réticences techniques de Daniel.
Au bout d’une année supplémentaire, très usé (les symptômes incontestables de dépression : écroulement, pleurs publics, … n’apparaîtront qu’un mois plus tard, mais je consulte déjà un psychiatre, car des troubles sérieux du sommeil, du comportement : excès d’alcool, agressivité, prostration, instabilité, tendances paranoïaques, sont de plus en plus apparents), je demande une mutation. Les hiérarchies me « convainquent », une nouvelle fois, de rester, s’engageant en retour à appliquer sans faiblesse la réorganisation décidée un an plus tôt, qui n’a jamais fait l’objet d’une note officielle. Incapable de réagir, et sans recours, je suis contraint d’accepter.

« Je m’écroule »

Trois mois plus tard, le chef change de poste, remplacé par Daniel (« Daniel change de fonction, donc il changera de comportement, un nouvel équilibre s’établira entre vous » plaide-t-il dans une ultime démission). Malade, je refuse de rester, en dépit des promesses opportunistes de Daniel (« Ton travail n’a pas été reconnu à sa juste valeur » m’affirme-t-il dans une tentative de « réconciliation »).
Le chef du Département (niveau : n+3), Jean, imagine, au bout d’un an d’atermoiements, un « détachement » dans un centre de recherche, affirmant sa vigilance à l’égard de Daniel, dont il prétend désapprouver l’attitude (« les autres chefs ont été dépassés par les événements, mais moi je serai vigilant, il doit changer de comportement »). Je me retrouve pourtant seul, à travailler sur un projet initialement prévu pour 3 personnes, à faire un double temps de travail (à mon bureau pour les réunions d’organisation, et au centre de recherche pour le travail de réflexion), auquel se rajoutent les heures à domicile, soirs et week-ends. Daniel fait toujours obstruction, et je me plains auprès de Jean qui toujours botte en touche (selon lui, mon état de santé dégraderait ma lucidité ; Daniel a fait beaucoup d’efforts de conciliation, d’ailleurs il reconnaît mes grandes compétences ; d’autres fois Jean s’affirme surchargé et refuse de me recevoir).

Une année après, scandée par mes tentatives désespérées de remplir mes engagements contractuels (le programme de recherche est co-financé par l’Etat), je m’écroule : l’effet très bénéfique des antidépresseurs m’a permis de reprendre pied, et de supporter un surmenage massif dans un environnement hostile ; surpris de ma résistance, je me crois guéri. Au retour des vacances, je renouvelle mes plaintes auprès de Jean : compte tenu de la surcharge de travail (il me tape sur l’épaule et me félicite : « C’est bien ! »), je sollicite un soutien, initialement prévu dans le projet, de personnes hiérarchiquement rattachées à Daniel, tout en soulignant la persistance de l’hostilité de ce dernier. Il me demande un délai de réflexion.

Cependant, vaincu par la fatigue, une crise brutale de dépression me frappe. Mon médecin généraliste m’arrête quelques jours, contre mon gré (compte tenu de mes échéances professionnelles), et m’oriente vers un autre psychiatre. En effet, le spécialiste que je consultais, outre son indifférente neutralité face à mes accès de détresse, une écoute passive de mon monologue qui meublait des séances hebdomadaires dont il ne m’avait jamais expliqué le fonctionnement, avait accepté sans réticence de supprimer le traitement antidépresseur, suivant ma demande, puisque je me croyais guéri. Le nouveau médecin, dans une première séance, montre beaucoup plus de réceptivité, et entretient un vrai dialogue.

Un deuxième arrêt de travail, d’un mois, est prescrit par le médecin généraliste, compte tenu de mon état.

Le lendemain de ma reprise, concédée sur mes supplications, et à contrecœur, par le médecin du travail (pleurs incessants), je suis reçu, à mon initiative, par Jean, en fin d’après-midi. Je lui renouvelle mon souhait de le voir respecter ses engagements, et de me fournir les moyens d’accomplir mon travail hors de l’emprise de Daniel ; il refuse, affirmant que tout est normal (Daniel, après ses errements passés, aurait changé de comportement), et que, par ma maladie, je suis la cause de mes maux (« dans la vie, il faut savoir faire le deuil des situations dont on souffre. Moi, à quinze ans, j’ai perdu mon père, et j’ai bien été obligé d’accepter : alors oublie, et plus tard, tu me remercieras »). Face à mon insistance, où je fais valoir que j’ai été le seul à me conformer aux décisions, il me reproche un excès d’idéalisme : « en général je n’aime pas l’injustice, mais là, je te demande d’accepter, c’est tout ». Concentré, je me bats pendant deux heures contre une détermination inflexible.

À la sortie, vaincu, je rentre en hâte à mon domicile, pour honorer le deuxième rendez-vous avec mon nouveau psychiatre. Cette visite, où je vais devoir me livrer à un étalage de souffrance, de révolte et de honte, me coûte.

« La coïncidence imprévue entre mes deux rendez-vous m’a probablement sauvé la vie »

Alors que je commence à lui exposer les raisons qui me semblent expliquer ma dépression (lors de mes débuts professionnels, j’ai été licencié durant la période d’essai, par vengeance de mon chef direct, un ambitieux, contre les hiérarchies qui m’avaient recruté, et ont laissé faire, tolérant toutes les accusations qui justifiaient ma sanction : et je pense revivre une situation analogue), le psychiatre m’interrompt brutalement : « vous alors, vous n’êtes vraiment pas bien, vous êtes triste ; il ne faut surtout pas rester comme ça », et s’alarme de mon état (mélancolie profonde) ; pendant qu’il appelle mon médecin traitant, la désignation de mon mal m’arrache à ma stupeur : des râles, gémissements de détresse extrême s’échappent de ma poitrine, la plainte animale d’une bête traquée, incapable de comprendre ce qu’elle subit. « Je vous en prie, ne vous gênez pas », fait-il en prenant en main l’appareil. Je l’entends évoquer la gravité de mon cas, la nécessité d’une hospitalisation, et son intention de contacter le médecin du travail pour exiger un changement de poste. Je sortirai du cabinet, un peu soulagé de la réceptivité du médecin, conscient d’avoir enfin trouvé un soutien, alors que cela fait des années que je lutte, seul. La coïncidence imprévue entre mes deux rendez-vous (avec Jean, d’une part, et mon psychiatre, d’autre part) m’a probablement sauvé la vie. En contrepartie, elle m’a coûté des années de souffrance supplémentaires. Car rien n’était réglé.

« Je m’en plains auprès de Jean, que je mets face à ses contradictions »

Au bout d’un an de tractations où je subirai les pires justifications (RH : « Jean est désolé de ce qui vous arrive, mais un chef ne reconnaît pas ses erreurs, ça ne se fait pas » ; Directeur technique : « le monde est imparfait, donc il est normal de ne pas respecter ses engagements »), après une visite à l’inspection du travail (« vous devez avoir du mal à faire reconnaître la réalité du harcèlement »), qui inquiète et « détruit le capital de sympathie que ma mésaventure a suscité » (RH), un poste transitoire (3 mois) m’est enfin proposé, dans un domaine où je suis incompétent ; après avoir soldé mes droits à congés, un poste définitif, hélas dépourvu d’activité, m’est enfin attribué.
Je m’en plains auprès de Jean, que je mets face à ses contradictions. En dépit de ses engagements, et depuis lors promu directeur du bureau d’études, il ne fait aucun effort pour me trouver un nouveau poste. « Faites-vous oublier, et on vous proposera autre chose » m’affirme un personnel RH à la suite d’un « bilan de compétence ».
Entre-temps j’ai entamé une procédure auprès des Prudhommes, et me retrouve en arrêt maladie, après un an et demi d’inactivité au travail (état dépressif grave). Toutes mes tentatives pour sortir de cette impasse se heurtent à la même indifférence.
Désireux de trouver une issue, afin de me réorienter vers l’enseignement, je prépare une thèse de doctorat. Thanh, qui a été mon chef lors de mon premier emploi dans un centre national de recherche aéronautique, resté en contact amical, m’aide dans l’organisation de cette thèse (lecture du mémoire, recherche de rapporteurs, puis constitution du jury). En même temps, alarmé de ma situation, il tente de s’interposer et appelle régulièrement Jean (« On ne peut pas laisser traîner », lui rappelle-t-il à chaque fois). Ce dernier, sous cette pression, lui affirme, et lui demande de m’en informer, qu’il « me donnera du travail quand j’aurai annulé ma procédure judiciaire ». Après une entrevue avec Jean, où il réitère ses exigences, j’informe le DRH de ce chantage, ce qui contraint mon employeur à me donner un nouveau poste (hors de mes compétences), au terme d’une nouvelle année de lutte (reprise en mi-temps thérapeutique).

Ce que j’attends de la direction, « le respect de la loi »

Les hiérarchies directes qui m’ont accueilli dans mon nouveau poste, heureusement bienveillantes, me protègent du pire (elles ont entière connaissance de mon parcours).

Six mois après ma reprise, j’informe par courriel le DRH de la réalité de ma situation (peu de travail, hors de mes compétences), et de mon étonnement face au soutien implicite maintenu à Jean, directeur du bureau d’études, en dépit du chantage qu’il a exercé sur une personne souffrant de pathologie nerveuse grave. Dans la journée, un délégué syndical, que j’avais consulté à contrecœur sur les instances pressantes d’un ami, me déclare au téléphone que je « harcèle la direction » mais ne leur fais « pas peur » (je n’aurais, selon lui « aucune chance de gagner aux Prudhommes »), et vais me « faire licencier ». Me demandant ce que j’attends de la direction, je lui réponds « le respect de la loi », et il raccroche sans répondre.

Plusieurs fois repoussé par l’inaction de mon avocat, le procès aboutit enfin, après départage par un juge professionnel, à la condamnation, « pour harcèlement moral », de mon employeur qui fait appel.

Mes hiérarchies commencent à me confier un projet, et, ce dont je suis privé depuis près de 10 ans, une Augmentation Individuelle de Salaire, et une prime annuelle qui dépasse le minimum « légal » (qui est de 8%, soit le 13e mois).

La cour d’appel infirmera la condamnation de mon employeur. Dans le dossier, le seul témoignage non lié aux parties est pourtant celui de Thanh, qui atteste du chantage dont j’ai été victime, mais il est en « entière contradiction », selon les juges, avec tous les autres « témoignages » (rédigés par mes hiérarchies), donc n’a pas « été pris en compte ». Je subis une troisième hospitalisation, très dure, mais ne serai pas licencié.

Je finirai, trois ans après, par une mise en invalidité.

mots clés : violence du travail, dépression, harcèlement, invalidité

février 2020

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