« Une crise d’angoisse s’empare alors de moi, resserrant chaque molécule de ma peau, de mes muscles, de mes os, et explose en une attaque de panique. Mon corps m’abandonne, il se contracte et me prive de ses services. Je n’ai que la force de poser mon ordinateur portable et de m’allonger sur le canapé. Incontrôlable, une transe invasive naît dans mon crâne, le remplit d’une bulle de vertige qui s’empare de mes pensées et de mes réflexes, avant de descendre rapidement vers mon cœur dans un étrange frisson, paralysant la cage thoracique. Le puissant flux d’émotion prend d’assaut mes nerfs et m’immobilise soudainement.

Un simple email, outil de prédilection des adeptes de la violence symbolique qui s’exerce depuis trop longtemps sur moi, finit d’accomplir la destruction de la raison. Ne plus penser à rien. Ne plus penser à rien. Ne plus penser à rien. Trop tard. Les idées, engluées dans des symbolisations sans mots, se composent et se décomposent dans un remous incessant, et font mal. Insupportables, elles tournent en des flots d’images, mélanges de formes imprécises et de couleurs contrastées. Elles sont de pures émotions lugubres qui prennent forme et se meuvent. Les mots ne s’y attachent plus, eux-mêmes mués en de grossières approximations nébuleuses. Ma tête se perd dans des pensées broyées, hachées, oscillantes. Tout mon corps, dans sa moindre cellule, tendu et tremblant, me lâche. Il m’ordonne « laisse-moi faire, je prends le relais » me reléguant à l’état inerte de spectateur. Mes poumons respirent fort. Mon cœur bat trop vite et ma tête s’apprête à chavirer comme sous le coup d’une déferlante en pleine mer. Puis, mon corps se met à pleurer violemment. Si solidement que ma poitrine devient douloureuse. Les pleurs sortent par forts hoquets successifs qui assaillent mon tronc, impossible à arrêter, entraînés par la carcasse opiniâtre qui tente d’éjecter hors d’elle la tension qui la fait souffrir.  Je suis absent de moi-même.  Ne reste que mon désespoir. J’ai mal, trop mal. Mon corps me fait payer mon insistance. Dans ma tête, près de mon âme, se joue un drame en un seul acte qui réclame de tirer le rideau et d’éteindre les lumières. Tout mon être désire un ailleurs, une époque différente, autre chose. Mon corps me prive jusqu’à mes désirs. Je ne désire plus rien, je suis là, désespéré dans ce « ça » qui me domine.  Ça veut que ça s’arrête. Je voudrais être une machine, câblée, programmée, équipée d’un bouton « arrêt d’urgence ». Ça serait plus facile. Les choses seraient ce qu’elles sont, des constantes, des variables, des zéros et des un. Elles ne seraient pas négociables, elles auraient une valeur indiscutable, calculée, objectivée. Et rien de cela ne serait arrivé. Je comprends alors comment les suicidés agissent. Je perçois comment, dans un état d’abandon, un être peut ne plus être, ne plus contrôler son propre corps, n’avoir plus assez de forces et d’esprit pour interagir avec lui-même ; se survoler tel un spectre prisonnier d’un corps trop lourd qui est prêt à tout pour s’extraire de l’esprit malade. Je sens la possibilité d’une issue définitive, comme si mon corps s’en rendait capable seul, sans son commanditaire nerveux. Je comprends alors que ce que les proches évoquent comme un acte impensable, les suicidés le subissent comme un acte impensé. Et pour quoi ? Pour un travail, une aliénation. Un séjour chez des assassins ignorants, parmi de fous imbéciles »

Cet extrait de mon roman autobiographique[i] raconte la crise de panique qui s’est emparée de moi un matin. Je pourrais dire « sans prévenir », mais ce n’est pas le cas. Après deux harcèlements et des conditions de travail impossibles, mon corps me lâchait depuis longtemps, progressivement. Il n’en pouvait plus depuis quinze jours : pertes de mémoire, absence de concentration, cynisme, peur de me lever, envies de pleurer, etc. Je dis « il », car je ne l’écoutais pas et que pour cette raison il a fait sécession. Il m’a arrêté en s’arrêtant lui-même, et je peux ainsi dire que je lui dois deux fois la vie.

Il me paraît impossible d’expliquer la violence au travail, ses causes, ses mécanismes et ses conséquences en un petit texte. Il y a tellement à dire, tellement de circonstances croisées. J’évoque souvent cela comme un mécanisme, justement parce qu’une fois les choses lancées ça ne s’arrête pas. Il faudrait stopper d’un même coup tous les rouages. Hélas, certains rouages ne le veulent pas, harceleurs ou responsables hiérarchiques, et les témoins jouent aux fantômes. Ils ne veulent pas voir, pas entendre, pas y réfléchir.

Dans mon cas, le premier harcèlement a duré un an, le second quelques petits mois, avant que la crise de panique soit le symptôme du burn-out que je ne pouvais alors plus nier. Ensuite, les arrêts qui se succèdent, la hiérarchie qui fait mine d’avoir compris mais me condamne à deux ans de placard, les choses qui se retournent contre moi parce qu’à force de réclamer justice cela m’est reproché. « Ici, il y a des gens qui travaillent » m’avait dit le Président de l’institution dans laquelle je « travaillais », marquant le refus de toute discussion et de toute reconnaissance.
J’ai compris assez vite qu’il me fallait en parler, surtout ne pas en avoir honte, ne pas se cacher. J’ai parlé et d’autres sont venus vers moi, pour des conseils, du réconfort, lorsque cela leur arriva aussi. J’ai mis cinq ans à écrire mon livre, et l’ai fait pour témoigner précisément de ces mécanismes. Témoigner aussi surtout de l’impact sur le corps et l’esprit. Ecrire au plus près des émotions. Parce qu’il n’est possible de comprendre la violence au travail qu’au travers des témoignages.


[i] « La course du soleil », Christophe Rohou, Editions du net.

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