J’ai été recrutée il y a 8 ans dans une start up. Les deux dirigeants (Alain et Marc) sont venus me chercher là où je travaillais. On s’était croisés lors d’une mission quelques temps auparavant et un jour ils m’ont appelé. Leur idée m’a plu, je voulais relever le challenge alors j’y suis allée.

On a monté un service de facture en ligne, on proposait des systèmes sur mesure alors que les autres ne faisaient que du standard sur le marché. On a gagné des gros clients. 

Nous étions une cinquantaine : des informaticiens, des chefs de projet marketing, des commerciaux etc.

On travaillait jour et nuit et ça pendant 5-6 ans. On était tous très proches, il y avait une bonne ambiance, on allait souvent boire des verres ensemble, on s’envoyait des messages avec les dirigeants pour parler du boulot ou d’autres choses. 

Si on avait besoin d’une décision, on allait voir l’un des deux dirigeants, ils étaient toujours dispos.

J’aimais venir travailler dans cette boite, j’étais fière de ce que l’on avait fait tous ensemble. 

Un jour, Alain nous a tous réuni. Il nous a annoncé qu’il avait vendu la boite. Ça a été un choc. On était en croissance, on ne cessait de gagner des contrats et là, coup d’arrêt, il nous vend. Il nous a vendu au leader du marché, le plus gros. Eux, ils font des solutions standardisées, tout l’inverse de nous. Ils sont des milliers répartis dans le monde. 

Il nous a vendu et il a négocié son départ. Celui de Marc aussi. Ça fait deux ans. Depuis, ils sont devenus salariés de la boite qui nous a racheté. Le deal c’est qu’ils restent pendant 3 ans, pendant que le système que l’on a construit est intégré dans celui de ceux qui nous ont racheté. Ils touchent un salaire énorme (en plus du prix de la vente) mais ils ne viennent plus, ils n’ont plus besoin, ils sont chez eux, ils profitent de leurs enfants et de leurs amis. 

Nous, on continue à venir tous les jours, on ne sait pas ce que l’on va devenir. On a gardé nos anciens contrats de travail, on a été rachetés mais on ne fait toujours pas partie de la nouvelle boite. C’est une entreprise internationale et le directeur France change tous les 3 mois, on ne le connait pas et mon manager est en Angleterre, je ne l’ai jamais vu. Il m’appelle de temps en temps mais je ne le connais pas vraiment. Je ne connais personne de la boite qui nous a racheté. J’ai essayé de m’intégrer dans la nouvelle boite, j’ai même postulé en interne mais ils n’ont pas voulu de moi. Je crois qu’ils ne veulent pas de nous. 

Ici, à Paris, on est tous restés, on vient, on ne sait plus trop pourquoi, on ne sait pas où on va. Les clients nous appellent, ils nous demandent des développements informatiques mais on ne peut pas les faire parce qu’on a plus de budget pour les réaliser et parce que l’objectif c’est de fermer la plateforme qui héberge nos clients, mais on n’a pas le droit de leur dire.  Alors ils s’énervent, je les comprends, ils sont inquiets. Nous aussi.

L’ambiance est morose, parfois tendue. On ne se parle presque plus, on ne sort plus ensemble. Moi-même je ne sortais déjà plus avant, je ne voyais plus mes amis depuis que je travaillais dans cette boite, je n’avais pas le temps. 

De temps en temps, Alain et Marc passent dans les locaux nous voir, ils viennent nous dire bonjour, mais j’ai la haine de les voir se pavaner. Ils nous ont vendus, ils nous ont trahi, on n’a plus rien, on est plus rien et eux, ils s’en sortent bien. 

Je viens tous les jours, de 9h à 18h, je fais mes heures, je n’ai plus envie de rien, je ne sais pas où on va, j’ai perdu le goût de tout, je ne dors presque plus. On avait construit quelque chose de tellement bien. 

Demain, on a une réunion avec le nouveau directeur France. J’espère qu’il va nous dire ce qu’ils font de nous. J’espère à chaque fois, c’est la sixième fois qu’ils nous réunissent en deux ans, ils parlent mais ils ne nous disent jamais rien. 

Je suis fatiguée, mais on ne sait jamais, ils vont peut-être se rendre compte de tout ce qu’on a créé. 

Mots clés :ViolenceDuTravail, burn-out, start-up, désillusion

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