Je compris que mon rédacteur en chef et moi n’avions pas la même conception des conditions de travail quand il me traita de feignant alors que, ayant travaillé douze jours consécutifs, je m’étais permis, au matin du treizième, d’arriver à la rédaction à onze heures seulement. Il me qualifia de « branleur » et m’exhorta à me « sortir les doigts du cul ». Je répartis qu’il avait une mentalité de « contremaître » et qu’il était un « ivrogne ». Nous nous séparâmes en ces termes.

Je n’obtins d’excuse que dix jours plus tard, et je fus obligé d’insister auprès du directeur de publication. Néanmoins le principal intéressé s’abstint par la suite de se comporter avec moi à nouveau de cette manière. Il changea de cible, pas de méthode. Ce que je me reproche parfois, c’est de ne pas avoir eu la même réaction pour soutenir un collègue dans la même situation.

En même temps, j’étais le dernier arrivé, et mes collègues senior laissaient tranquillement passer les orages tant qu’ils ne leur tombaient pas dessus.

Le directeur de publication non plus n’osait trop rien dire, parce que le « rédac’ chef » était un copain de longue date de quelques personnalités politiques locales, et que personne n’avait envie de ferrailler avec lui. Dans une atmosphère de déni et de lâcheté, j’ai été lâche et médiocre, sauf pour moi-même.

Personne ne se faisait confiance.

Naturellement, toutes les relations interpersonnelles au sein de la rédaction étaient régies par ce mode de fonctionnement.

J’ai compris au fil du temps que ce que le rédac’ chef appelait des « coups de gueule », qu’il considérait comme des occurrences rares et extraordinaires, lui laissaient seulement l’impression d’avoir eu raison sur le fond sauf à se laisser emporter par son sacré caractère : « J’ai mordu la ligne », m’accorda-t-il, dix jours après m’avoir insulté publiquement.

Chacun, selon sa personnalité, tentait de s’en accommoder. Certains gueulaient en retour, certains se taisaient, d’autres s’ingéniaient à éviter sa présence. Personne ne se faisait confiance. Tout cela était sujet tabou, dont on ne parlait qu’à voix basse, après avoir regardé autour de soi, car le rédac’ chef aimait bien surveiller ses troupes. Cela s’illustrait par ailleurs dans le fait d’exiger de ses collaborateurs qu’ils répondent immédiatement à ses coups de fil (il ne pratiquait jamais l’e-mail ni le SMS), comme dans son opposition irritée à toute suggestion de télétravail ou à toute critique de l’open space.

Il se donnait des allures de journaliste buriné parce qu’il avait passé quelques années dans un quotidien national. Je ne sais pas si c’est là-bas qu’il avait appris ses méthodes, mais je maintiens que c’était plutôt celles d’un contremaître : savoir où tout le monde se trouve à chaque moment, ce que chacun fait, d’un coup d’œil, d’un coup de fil, c’était son occupation principale et l’une de ses ambitions.

Surveillance latente et mise au pas « virile » : le modèle était d’autant mieux rodé que rien ne venait y faire obstacle : pas de règlement intérieur, pas de document d’évaluation des risques professionnels, pas d’entretien individuel annuel, un conseil d’administration fantoche aux membres duquel on sert des petits fours une fois l’an pour qu’ils valident les comptes.

Pas de délégué du personnel non plus. Le directeur de publication prenait garde à ce que nous ne soyons jamais plus de dix employés. Cet « homme de gauche » connaissait son Code du travail : au-delà de ce palier, des élections professionnelles s’imposent…

J’ai fait huit ans là-bas, j’ai beaucoup aimé mon métier. J’ai eu la chance de parler à beaucoup de gens différents, et j’en avais besoin. J’ai trouvé quelques réponses, regardé dans quelques « crachoirs ». J’ai vieilli un peu aussi : cinq mois d’arrêt maladie, un licenciement pour inaptitude, la dépression tout du long et depuis.

Tout s’est gâté à la naissance de mon enfant. J’étais déjà en « burn-out » sans le savoir : des journées toujours plus longues, des horaires en décalé, des « sujets » à couvrir le week-end, du travail ramené le soir à la maison, tout ça sans récupération. Avec du matériel pourri ou qu’on achetait nous-mêmes. Aucune note de frais. Et pas de téléphone professionnel : il fallait donner son numéro personnel à nos « contacts ».

Le rédac’ chef restait persuadé que notre chance était immense d’avoir un travail

A ce stade, il faut dire que j’étais community manager d’un journal qui tirait à 40.000 exemplaires et j’ai géré pendant des années un site et trois réseaux sociaux sans smartphone. « Tu n’as qu’à utiliser le tien », m’a dit une fois mon rédac’ chef. « J’en ai pas », ai-je répondu en montrant mon fidèle Samsung GT-E1500, un appareil qui ne m’a jamais déçu. « Tout le monde en a un », m’a-t-il répondu, au mépris de l’évidence, avant de se lancer dans une tirade courroucée sur les exigences et les outils du journalisme moderne.

Les tirades pro-technologiques de mon rédac’ chef m’ont toujours particulièrement amusé parce qu’en la matière c’était vraiment, pour employer son propre vocabulaire, un « baltringue » : le genre de type qui met 1500 balles dans le dernier MacBook et encore 600 dans le dernier IPhone, mais qui galère à envoyer un e-mail. Ridicule comme un fils à papa qui pense que c’est une guitare de luxe, plutôt que l’effort, qui fera de lui un musicien.

Malgré tout, le rédac’ chef restait persuadé que notre chance était immense d’avoir un travail et que nous lui devions une reconnaissance à la hauteur du cadeau qu’il nous avait fait en nous embauchant. Il recrutait des gens dans un esprit de possession perverse : pour qu’ils se souviennent lui devoir quelque chose lorsqu’il aurait le moindre reproche à leur faire.

Il était donc impossible, au sujet des conditions de travail, des horaires, du matériel, des objectifs, etc., de mener une conversation au-delà de quelques mots sans risquer de se faire traiter plus ou moins diplomatiquement de fainéant qui « se la coule douce ». 

L’arrivée de mon fils

Mon fils est né pendant l’hiver 2016, suffisamment prématuré pour qu’il soit décidé par le service de néonatologie de le garder au moins deux semaines en unité mère-enfant.

J’ai fait le trajet du travail à l’hôpital, tous les soirs, pour passer la main dans la couveuse de mon fils et lui donner mon doigt à serrer. J’ai gardé mes quelques jours de « congé paternité » pour le retour de ma femme à la maison.

Un peu avant de nous laisser partir, les médecins nous ont informé que notre fils avait une malformation cardiaque. Des mots de cardiologie qu’on ne comprend pas : shunt gauche-droit, ventriculaire… Un pronostic, docteur ? Il faudrait peut-être opérer ; plus tard ; ou pas : difficile à dire à ce stade.

Nous sommes rentrés chez nous quelques jours après Noël, je me souviens qu’il neigeait.

Reprise du travail. Fatigue. Angoisse. Les horaires me pèsent, je cours tout le temps. Les mesquineries qui m’agaçaient seulement me font enrager. Je ne supporte plus les discussions de machine à café. J’ai l’impression d’avoir trop de choses auxquelles consacrer le peu de temps de cerveau que le travail n’a pas encore réclamé.

Je finis par demander un congé sans solde pour enfant malade. Avec la liquidation de tous mes congés, quelques mois enfin disponibles pour ma vie privée, trop vite passés à courir les rendez-vous de cardiologie. En six mois mon fils a subi au moins une quinzaine d’échographies du cœur, agrémentés parfois d’autres examens : prises de sang, radio des poumons, etc.

A six mois, notre enfant a été opéré à l’hôpital Necker. Tout s’est bien déroulé, pas de complication. Transféré en soins post-opératoires à l’hôpital Robert-Debré. Suivi régulier et minutieux de l’évolution, qui se révèle positive. Le suivi se relâche un peu à mesure que le rétablissement se confirme et, au bout de deux ans, tout cela n’est presque plus qu’un mauvais souvenir.

Phrases sèches… Mais comment dire ce qui s’est joué ? Mon fils a gardé une longue cicatrice sur le torse, fine et blanche, qui s’estompe un tout petit peu avec les années. Souvent, en la voyant, je repense à une photo prise au lendemain de l’opération : des draps bleus d’hôpital, le pansement sanguinolent sous lequel les chairs se recousent, et un grand sourire d’enfant qui comprendra un jour, mais bien plus tard, comme moi, ce qui lui est arrivé.

Un jour, j’ai craqué

Quand je reviens au journal, le rédac’ chef, qui préparait sa retraite, a enfin cédé sa place. Mais tout le reste est demeuré à peu près pareil. Le contremaître a fait place à sa version updatée : le manager cool.

Le manager cool est jeune, décontracté, d’un enthousiasme délibéré. Il ne prend aucune peine pour connaître tes méthodes, tes contraintes, tes besoins… « Process » d’un âge révolu ! Son truc à lui, c’est le teambuilding. Jouer au tennis tous ensemble. Se « coller une cuite » entre collègues. Au bout d’une semaine, il t’invite à taper un tennis et te montre une photo de lui, en slip sur un court, « le jour où il avait oublié son short ». Vulgarité joviale, indémodable.

Un jour, j’ai craqué. Pas très longtemps après, en fait. Une engueulade absurde, à propos d’un problème anodin que le précédent rédacteur en chef avait laissé pourrir consciencieusement et que son successeur a choisi d’ignorer positivement. J’ai craqué, et claqué une porte.

Le lendemain, une partie de mes collègues, certains mêmes qui n’avaient jamais rien osé dire au rédac’ chef hystérique, m’organisèrent un petit procès expéditif. Pas d’avertissement, pas d’entretien préalable. Pas de temps pour préparer une défense. Le jeune manager cool ne dit rien, laisse la troupe régler son compte au mauvais élément. Le manager cool n’aime pas la confrontation. Il préfère inviter toute l’équipe deux jours plus tard à boire des bières à la rédaction. Je décline cette invitation : j’ai régulièrement des reportages en soirée et, les soirs où je ne travaille pas, je reste avec ma famille. Je contemple la cicatrice. 

La rupture, la guerre, la « victoire« 

Le lendemain de la beuverie sur le lieu de travail, je suis convoqué par le manager, qui n’est plus si cool : j’ai sans doute blessé sa « coolitude » en dédaignant son « pot ». Il tient néanmoins à me prévenir des conséquences de mon mauvais esprit : « On s’isole vite… » Il a raison : une partie de la rédaction ne me dit plus bonjour.

Trois jours plus tard, je suis en arrêt maladie. Je demande à voir le directeur de publication. J’explique la situation. Cet homme, qui est l’employeur au sens légal du terme, celui qui signe les contrats de travail, fait semblant de n’être pas responsable de la situation qu’il a toujours cautionnée, en dépit des avertissements, écrits, envoyés par mes soins, des années plus tôt. Je propose une rupture conventionnelle, qu’il accepte. Je rentre chez moi. Trois jours plus tard, je reçois une lettre m’annonçant que notre entretien constituait de ma part « une annonce de démission », que je dois maintenant la lui confirmer par courrier, et que ce n’est qu’« après réception de ce document que la procédure conventionnelle pourra se mettre en place. »

A partir de ce moment, ç’a été la guerre. Cinq mois plus tard, j’ai été licencié sur décision des services de santé au travail.

Il faudrait de longues pages pour raconter toutes les péripéties, toutes les démarches, les courriers au ton d’avocat, les consultations de psychiatre, les rendez-vous à la médecine du travail, les antidépresseurs pour se lever, les benzodiazépines pour dormir…

J’ai fini par « gagner », si l’on peut dire. Ça a pris cinq mois. Je n’ai jamais su déterminer avec précision la part de stupidité et la part de perversité chez mon adversaire : au final, le directeur du journal aura dépensé, en me licenciant selon la convention collective des journalistes, au mois cinq fois le montant de la petite indemnité de départ que je lui demandais dans le cadre d’une rupture conventionnelle… Il m’a accusé plus tard d’avoir manigancé tout ça pour toucher cet argent : son avarice et sa mesquinerie étaient telles qu’il était incapable d’imaginer que quelqu’un pût avoir une autre source de motivation.

L’unique chose positive quand on s’affronte un peu aux nuisibles, c’est qu’on a toujours la chance de pouvoir compter sur des gens bien : ma compagne, admirable ; plusieurs médecins compréhensifs ; les syndicalistes de SUD ; des élus de la ville qui ont conservé des idées de gauche ; un ou deux collègues qui ont fait la part des choses et m’ont gardé leur amitié… Celles et ceux d’entre elles et eux qui liront ce texte s’y reconnaîtront. Je sais ce que je leur dois.

J’ai touché mon indemnité. J’ai perdu mon boulot. J’ai attendu plusieurs mois avant de prendre un autre emploi et, si je n’avais pensé qu’à ma santé, j’aurais attendu bien plus longtemps encore. J’avale ma dose de paroxétine tous les jours. Je ne travaille plus en CDI : le jour où je sens que l’ambiance commence à puer au travail, je m’en vais. Plutôt manger des pâtes que de perdre la santé. J’ai un peu plus de temps. Je joue avec mon fils. Récemment il m’a demandé ce que c’était que le « trait blanc » qu’il avait sur la poitrine. Je lui ai expliqué la cicatrice, dans les mots qu’un petit enfant peut comprendre, l’opération, les médecins qui ont réparé son cœur, qu’il n’y a plus à s’inquiéter.

Aujourd’hui, nous sommes en confinement à cause du coronavirus. Tous les soirs, à 20h, on applaudit à la fenêtre, pour les soignants qui combattent l’épidémie en première ligne. L’autre soir, mon fils m’a demandé pourquoi on applaudissait. Pour remercier les gens de l’hôpital, lui-ai-je dit, les médecins. Alors mon fils a tapé dans ses petites mains et il a crié par la fenêtre : « Merci d’avoir réparé mon cœur ! »

JSC

22 avril 2020

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