Dans la vie, certains cumulent les malchances. Sans doute suis-je de ceux-là.

Par exemple, dès ma naissance, je n’étais pas unique : car j’ai un frère jumeau. Ce fut une chance, certes, de disposer d’un compagnon, un semblable, à portée de main. Nous nous entendions bien, et partagions tous nos centres d’intérêt. Mais cela engendrera plus tard un drame qui m’a brisé.

Après une enfance modeste, heureuse, et de bonnes études, quasiment similaires, nous avons commencé notre vie professionnelle en même temps, dans la même entreprise, en région parisienne : un centre national de recherche dans le domaine aérospatial.

En fait nous avons été convoqués pour un entretien d’embauche le même jour, sur le même poste. J’étais déjà sur une autre activité, et ne souhaitais pas y rester. Je venais d’achever mon service militaire, alors que mon frère, doublement moins chanceux – il avait perdu un an dans la grande loterie des concours aux grandes écoles d’ingénieur, et s’était vu refuser le service scientifique – se trouvait à servir la France dans un régiment « de choc ». Ce fut alors son tour de chance. Il put se faire réformer et, disponible, se rendit à l’entretien d’embauche qui fut concluant.

« Je découvrais le monde du travail, et, d’un naturel réservé, les relations que j’entretenais avec mon chef étaient plus formelles que cordiales. »

Il y avait, cependant, une réticence claire à cette perspective : nous sommes originaires de la région toulousaine, « capitale » française du secteur (trois écoles d’ingénieur aéronautique y sont situées), et l’attrait du sud engendrait un départ fréquent des jeunes embauchés vers cette destination. D’ailleurs, durant sa période d’essai, une jeune femme venait de démissionner sans préavis pour retourner dans la ville où, étudiante, elle avait déjà noué quelques attaches. À la suite de cet incident, le chef de division, Joseph, s’était promis de ne plus engager de personnel « à risque », et il devenait très regardant à propos de l’enracinement des candidats.

Ainsi on conclut que l’embauche de deux frères jumeaux permettrait de sécuriser l’opération. Je fus convoqué sur le poste qui venait de se libérer, et mon engagement fut une formalité, ou presque.

Malheureusement, mon chef de groupe, Yann, était un ambitieux, ne doutant pas de sa force, et entretenait, je crois, des relations conflictuelles avec son supérieur hiérarchique direct, Georges, chef de la subdivision qui nous hébergeait. J’avais été recruté par Georges et Joseph, et ne fis connaissance avec Yann qu’à ma prise de fonction.

Je découvrais le monde du travail, et, d’un naturel réservé, les relations que j’entretenais avec mon chef étaient plus formelles que cordiales. Peut-être ne fit-il que peu d’efforts pour les améliorer, ou que je ressentais confusément des réticences de sa part ? On m’avait confié un premier travail relatif à des dispositifs de mesure en soufflerie, et je lisais la documentation, ébauchais quelques calculs, sans entrevoir encore de réponse à toutes mes questions.

Au bout d’un mois et demi à peine, Yann me demanda de faire le point sur mon travail, en fin de journée.

La convocation

Le lendemain matin, à la première heure je vis Georges entrer en hâte dans mon bureau, pressé par les circonstances de me révéler que j’allais être convoqué au bureau de Christian, le directeur scientifique de l’aérodynamique, qui allait me signifier mon licenciement. Il m’apprit que Yann avait exigé mon départ, suite à la réunion de la veille (qui, sans aucun doute, constituait l’épreuve de la « dernière chance »), et qu’il n’avait pas été possible de me déplacer dans une autre équipe. Il m’indiqua aussi que Christian serait compréhensif, et que je pourrais solliciter des aménagements pour me laisser le temps de me retourner. Il rajouta que je n’étais « pas entièrement responsable », mais, fort de la sanction qui me frappait, je reçus ces propos comme une expression d’encouragement et de compassion, plutôt que d’une réalité factuelle.

Puis ce fut Yann qui lui succéda. Il m’accabla de reproches, d’un ton offensif que je subis sans discernement : absence de motivation (mon tempérament réservé, le fait que je ne reste pas le soir au-delà de l’horaire légal, alors que nous employions, mon frère et moi, nos soirées à chercher une location d’appartement), absence de résultats (en à peine un gros mois d’activité), impréparation de la réunion de la veille, programmée deux jours auparavant (je n’avais pas fait de planches à projeter, pour ma première réunion de travail, entre 3 personnes, Georges, Yann et moi, sans résultat à proposer), … Je ne connaissais pas le monde du travail, la vie d’une entreprise ; les hôtes des bureaux voisins n’étaient encore que des silhouettes dont je serrais la main tous les matins, sans avoir jamais partagé la moindre bribe d’expérience, et ne pus me défendre. Sa conclusion était sans nuance : mon comportement professionnel avait été inacceptable, et je me devais, dans mon futur travail, d’en changer entièrement.

L’entrevue avec Christian fut brève. J’étais stupéfait de ces événements, n’avais rien vu venir. Je me rappelle d’une pièce sombre, où l’on me parla sur un ton bas, éploré, comme on le fait dans les veillées funèbres et autres tristes circonstances. Je sollicitai une prolongation de la période d’essai, pour pouvoir trouver un autre travail, sur laquelle on ne me fit aucune difficulté.

Lorsque Joseph rentra dans mon bureau, les mêmes discours, apaisants et gênés reprirent. Sans doute était-on soucieux de voir ma réaction : on s’était employé à me culpabiliser, et, alors que j’avais fait consciencieusement mon travail, sans génie, certes, mais ne voyais pas d’élément objectif qui justifiât ma « disgrâce », il était important que je me soumette sans discuter, que je n’envisage pas le caractère arbitraire de cette décision. Toutefois, le chef parut contrarié quand je lui fis part de ma surprise, de l’absence de mise en garde préalable. Cependant, le résultat était indubitable : je n’avais pas les capacités d’honorer ma fonction ; tout le monde s’accordait là-dessus, toute la chaîne hiérarchique avait validé mon départ, et je n’avais rien pressenti de cette désapprobation. J’avais honte, seul à subir cette marque « infâme » de rejet, et me gardai bien de la rendre publique. Lorsqu’ils l’apprirent, mes collègues me signifièrent leur tristesse.

Le changement de poste

Je pris contact avec d’autres entreprises et, un jour, rencontrai par hasard (ne déjeunant plus avec mon « équipe », je partais à la cantine suivant mon propre gré), Jean-Charles, un camarade de promotion. Celui-ci avait fait son service « scientifique » dans le département aérodynamique, et avait trouvé un poste dans une autre direction, dédiée à la « mécanique du vol » (il développait un simulateur de pilotage). Très mécontent de sa nouvelle fonction, il souhaitait retourner dans le département que je quittais, et je l’informai de la disponibilité de la place que je libérais.

Mes hiérarchies (Georges et Joseph, sans doute), proposèrent alors un changement de poste que, pour ma part, j’étais loin d’imaginer : sanctionné par toute une « institution », je me sentais « coupable », indésirable, sans en comprendre les raisons. Ayant effectué jusque-là un parcours scolaire sans incident, c’était la première fois que je subissais un échec, et il était cinglant. De plus, l’entrée dans la vie active est aussi l’entrée dans une vie autonome, et je m’étais montré incapable de l’assumer.

Le chef de la division que je rejoignais, Jean, accepta le transfert, tout en insistant, fort légitimement, sur la réalité effective de ma période d’essai. Je naviguais à vue, et, en dépit de ses bonnes intentions, Jean-Charles accrut encore ma défiance : on ne me fit pas faire le tour du nouveau service pour me présenter à chacun, et il est beaucoup plus facile de se débarrasser d’une personne inconnue de tous, …

Le nouveau travail me passionnait, et très rapidement (un petit mois), un matin, en gagnant son bureau, Jean me rassura sur mon avenir : mon engagement était confirmé. Je le remerciai à peine, absorbé dans ma réflexion.

« Bien souvent je me suis réveillé en sueur, la nuit, empli de la certitude d’être licencié ».

Et pourtant, Jean, Thanh, Binh (mon chef de groupe), ainsi que vous, Marcel, directeur scientifique, je vous dois d’avoir pu continuer à travailler. Car un rien m’aurait détruit. Nous étions en 1984, et ce n’est que deux ans plus tard, en 1986 (attentat chez Tati, rue de Rennes), que je réalisai ce que j’avais traversé : on expliquait à la radio que les victimes vont revivre l’épreuve par des cauchemars, qu’une circonstance qui rappelle l’événement suffit à déclencher la certitude panique de le revivre, … donc qu’il faut solliciter une aide psychologique.

En effet, bien souvent je me suis réveillé en sueur, la nuit, empli de la certitude d’être licencié. Je me croyais différent, banni, je portais implicitement l’écriteau « celui qui a échoué » dans mon dos, apparent à tous (ainsi que j’avais pu voir, à la récréation enfantine, des gamins défiler avec, dans le dos l’inscription : « j’ai fait dix fautes à la dictée »), je n’aspirais plus qu’à une chose : devenir l’ingénieur « lambda », sans histoire, que personne ne considère ni ne méprise. Et puis, chose incroyable, dès que l’on me demandait de faire le point sur mon travail, j’étais sûr que ma lettre de licenciement était déjà rédigée, et aussitôt que je me retrouvais seul, n’ayant plus à contenir mon trouble, je perdais pied, ne tenais plus en place, submergé par l’angoisse.

Peu à peu, je compris, grâce à la bienveillance de mes chefs, que l’on me faisait confiance, et je retrouvai un semblant de vie « normale », les manifestations intempestives s’estompèrent, mais le feu était bien proche, sous la cendre.

Un jour, prenant l’ascenseur, je me trouvai en tête-à-tête avec Charles (directeur scientifique de l’aérodynamique), je le saluai, puis me mis à trembler, emmuré dans mon silence (combien ces secondes me parurent longues !) ; et je me souviens que, des heures après, mes collègues s’étonnaient encore de mon état.

Peu à peu, par bribes, les langues se délièrent, et j’appris ainsi que mon licenciement était un règlement de comptes entre Yann et Georges, et la phrase : « tu n’es pas entièrement responsable » prit tout son sens. Je compris que, dans une société conflictuelle, hiérarchisée, ce n’est pas ce que l’on est, mais le regard des autres qui conduit notre destin. Je me promis alors, si j’étais témoin de pratiques analogues, de ne pas laisser faire : car j’avais trop souffert. Dans la vie, certains cumulent les malchances : j’ignorais que, cette fois encore, je serais la victime.

En 1989, je cherchai un nouveau travail. De manière inattendue, sur la proposition de contrat la durée de la période d’essai était le double de la norme usuelle (6 mois au lieu de 3 mois). Je fis immédiatement un courrier sollicitant une réduction de ce paramètre dont la forme, sans doute en partie délirante, fit échouer le projet : je compris alors que, malgré les apparences, rien n’était réglé, et que je me devais une surveillance farouche.

L’année suivante, je quittai l’entreprise, et je me souviens de la détresse (en partie engendrée par l’alcool) qui m’accabla toute la soirée qui suivit mon « pot de départ ». Toutes les hiérarchies de l’aérodynamique étaient présentes, alors que, par suite de circonstances diverses, mes propres hiérarchies n’avaient pu, pour certaines, participer, ni entendre l’expression de la profonde gratitude que je leur devais.

La vie a parfois un goût de « déjà vu ». Cinq ans plus tard, dans une autre entreprise, l’opposition irraisonnée d’un collègue m’empêchera, par son acharnement débridé, d’accomplir mon travail. Les hiérarchies laisseront faire ; au bout d’un an, lorsque je réalisai que je revivais cette configuration infernale, déjà très souffrant mais n’ayant pas encore conscience de mon état dépressif, je me décidai à consulter un psychiatre. Il était bien trop tard.

mots clés : violencedutravail, détresse, licenciement, aérospatial

Un deuxième témoignage est à lire sur le site intitulé De la folie d’un homme à celle d’une entreprise.

Février 2020

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