Il était clair qu’Armand n’avait pas l’habitude d’être contredit. Il était avenant par pragmatisme, parce qu’il savait que l’amabilité permettait d’obtenir les choses plus rapidement que l’agressivité. Bien entendu, lorsque ce n’était plus suffisant, il pouvait devenir menaçant. Oh, il ne l’était pas vraiment, en vérité ; il était surtout pragmatique, il le faisait quand il savait que ça devenait nécessaire, voilà tout. Et puis, de toute façon, son statut hiérarchique lui permettait de tout obtenir sans forcer.

Il m’a fait signe de m’asseoir, je me suis assis. Il est resté debout, a souri plus largement. Pour lui, c’était une occasion supplémentaire de surplomber un autre être humain. Quand on domine les mêmes équipes tous les jours, il devient difficile de jouir de leur docilité. Alors il a avancé un peu vers la fenêtre, prenant le temps, regardant vers l’horizon, la main à la poche. Il s’est redressé en inspirant, se tournant vers moi de toute sa stature, immense. Finalement, même moi, même l’expert indépendant qui venait l’auditer, il m’écrasait (là où les autres me craignent d’habitude). Même pas besoin de statut hiérarchique pour ça : pour lui, ça ne rendait la situation que plus amusante.

Il a commencé à se présenter sans que je le lui demande. Il m’a raconté comment il était devenu Directeur Marketing Europe, à quel point il était proche d’intégrer le COMEX. Je n’ai pas réussi à vraiment l’écouter : je me sentais comme un enfant indigne et misérable dans ce bureau d’acajou et de lumière, écrasé par le discours d’un homme à l’éloquence sans mesure, au corps sans défaut et d’une élégance totale.

C’est ce qui a été d’autant plus surprenant lorsqu’il a abordé la situation de Marie, son ancienne collègue. Je lui ai demandé comment ils allaient se répartir les tâches de travail depuis qu’elle avait obtenu le poste de Directrice Monde (à voir son air soudain contrit, il était clair qu’il estimait que le poste aurait dû lui revenir, à lui et pas à elle). 

Armand a souri encore plus et m’a dit qu’il avait effectivement une nouvelle mission. Il devrait désormais s’occuper à temps complet de son bras, même si ce n’était pas exactement ce qu’il y avait d’écrit sur la nouvelle fiche de poste.

  « Je ne comprends pas », ai-je bafouillé. Votre bras ? »
Oh, pardon, c’est vrai que vous connaissez mal nos process».

 Il a levé son bras en l’air, très haut, découvrant son poignet.

« En fait, a-t-il repris, je vais rentrer les quatre doigts en avant dans le cul de Marie, puis j’enfoncerai le reste du bras jusqu’au coude, vous comprenez ? »

 Il a écarquillé les yeux.

« Je ferai ça à l’ancienne, sans talc mais avec gravier, hein, faut bien qu’elle sente quelque chose quand même, et puis j’irai gratter un peu au fond, vous voyez. Il ne faut jamais s’arrêter à la surface des choses ».

Je suis resté la bouche ouverte. Dans mon métier, je reçois souvent des gens à la limite de burn-out ou bien qui en reviennent tout juste ; mais il est rare d’assister en temps réel à la plongée d’un puissant dans le bassin de sa propre folie. Il est resté à me fixer avec un air dément, la commissure des lèvres étirée à l’extrême, ravi de ma stupeur, vivant déjà la scène du bras à l’avance, se réjouissant déjà de la souffrance de Marie. Je suis resté parfaitement immobile.

« Je plaisante », a-t-il fini par dire pour rompre la gêne.

Je l’ai regardé fixement. Clairement, il ne plaisantait pas.

Enfin bon, il fallait bien jouer le jeu. Alors j’ai fait comme s’il n’avait rien dit, je l’ai recentré sur la description de son service, sur sa stratégie marketing, sur le dimensionnement de l’effectif. Ce qui était fascinant était son professionnalisme : il décrivait tout avec acuité, précision, pédagogie. Un calme olympien, une vraie passion pour son métier. La folie de l’instant d’avant était déjà écartée. Son esprit semblait compartimenté : une partie de son cerveau était dédiée au management de ses équipes, une autre au développement de la stratégie market Europe, une dernière à préparer des commérages qu’il espérerait fatals à la nouvelle directrice. 

Ils étaient devenus bourreaux mutuels

En fin d’entretien, on est revenus sur le poste qui lui avait échappé ; Armand a abordé la haine tenace qu’il vouait désormais à Marie, qui le lui rendait bien. C’est cela qui était déchirant : ni lui ni elle n’étaient des individus complètement malfaisants. Pourtant tous deux victimes d’un management délétère rendu systémique, ils étaient devenus bourreaux mutuels. L’entreprise avait maintenu l’ensemble des cadres sous pression pendant des années avec des objectifs inatteignables en brandissant, la main haute, la perspective d’une promotion de Cadre supérieur ; et tout l’encadrement avait alors été pris de folie. 

Chaque manager avait reporté l’irréalisme des exigences du Groupe vers des salariés déjà malades, chaque manager ne voyait plus ses pairs que comme des contraintes à leur propre réussite. Il n’y avait dès lors plus eu de collègues dans l’entreprise, mais seulement des clans eux-mêmes divisés, des personnalités broyées, des esprits trop occupés à s’extraire des manigances pour pouvoir se concentrer sur le travail lui-même. Juger Armand fou, ç’aurait été occulter le système qui l’avait rendu ainsi : son comportement était en réalité d’une logique absolue. Il ne pouvait pas tuer le Système, mais il pouvait atteindre Marie. C’était normal, c’était légitime, c’était juste : il avait tout donné pour obtenir ce job. Décennies de luttes, années de travail, semaines de tensions interpersonnelles ; cela n’aurait eu de sens que s’il avait obtenu le poste tant convoité. Il avait dû travailler des nuits entières que sa femme aurait voulu passer avec lui, il avait allumé Outlook Express en Sardaigne en disant à sa fille d’aller jouer ailleurs, il avait renoncé aux bières en terrasse avec ses amis pendant trop de temps ; l’alcool, il le réservait pour la nuit, seul, lorsqu’il avait besoin de se CALMER et qu’il sentait sa main trembler.

  Marie avait eu probablement la même vie, mais c’était trop dur pour Armand : recevoir des ordres de la part d’une promue, c’était chose impossible pour un prédateur comme lui. Il ne lui restait  que le burn-out, la rupture conventionnelle ou l’agression.

Alors je lui ai expliqué. 

Nous avons abordé cela, Armand et moi. Je lui ai décrit les horreurs d’un système, les raisons de son mal-être, les témoignages que j’avais reçu dans d’autres entreprises, la récurrence de ces situations. Il n’avait pas à se penser incompétent, il n’avait pas à haïr Marie comme elle n’avait pas à le mépriser, lui ; tous deux étaient les deux rouages d’une même organisation. La Direction irait polir régulièrement l’un et laisser rouiller l’autre ; mais aucun des deux ne devait se combattre. Ils devaient faire front contre le cadrage managérial global, dans son ensemble. Se syndiquer s’il le fallait. S’organiser en équipes, au minimum. Communiquer, autant que possible.

 On est revenus au projet de réorganisation sur lequel il travaillait et qui expliquait ma présence à ses côtés. Je lui ai demandé de me décrire les changements prévisionnels. Il me les a décrits finement, avec enthousiasme. Je lui ai demandé de me décrire les points de vigilance ; il s’est exécuté, toujours avec précision, évoquant le nouveau système d’information RH. Enfin, je lui ai demandé si un élément du projet s’avérait problématique et devait être supprimé. Il a exulté :

 «  Bien sûr ! Marie !… »

 C’était terrible. Pendant une minute, j’avais cru qu’il avait compris, pourtant.

Mots Clés :ViolenceDuTravail, Management, Agressivité, Dépression

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