Dix ans que Samia travaille dans cette gare de taille moyenne. Des trajets réguliers entre une grande ville et la province. Des années à renseigner les usagers -elle insiste sur ce terme- sur les horaires, le quai, le temps de trajet, inlassablement quotidiennement, parce que c’est normal « on est là pour ça, c’est mon métier » . Un plaisir immense qui l’irradie lorsqu’elle rassure un voyageur perdu ou qu’elle trouve l’itinéraire parfait pour une famille.

C’est une gare de taille moyenne, une grande partie des voyageurs sont des habitués qui font des allers retours entre leur domicile et la grande ville. 
Dans la gare, les agents se connaissaient tous, ils veillent les uns sur les autres. Lorsqu’un collègue est en difficulté, les autres l’épaulent immédiatement. S’il y a un incident ou un dysfonctionnement important, tout le monde est sur le pont. Bien sûr, il y a parfois des tensions mais ils partagent tous les mêmes valeurs, celles de l’intérêt général, du sens du service, de la sécurité et de la qualité.

Qui a l’information ?

Depuis 3 ans, elle considère que son travail est devenu plus tendu. Un train qui part à l’heure c’est le résultat d’un travail collectif, en effet, l’ensemble des équipes sont interdépendantes et à chacun son métier : maintenance des trains, maintenance des voies, départs des trains, aiguillage, information sur le trafic, etc. Alors qu’ils travaillaient tous ensemble pour le même employeur, l’entreprise a été découpée par activités (le transport, les gares, le réseau ferré etc.) au fil des années[1], les agents font partis désormais d’entreprises différentes et ont continuellement subit des réductions d’effectifs. Ils ne se connaissent plus et n’ont plus les moyens de travailler correctement. Or, le métier de Samia c’est de transmettre une information fiable rapidement et aussi rassurer les voyageurs qu’ils pourront voyager sans encombre.

Aujourd’hui, elle ne peut plus vraiment faire son travail correctement et les gens le lui répètent régulièrement : « bons à rien », « bras cassés ». Mais la responsabilité n’est pas individuelle. Elle est au bout d’une chaîne qui ne fonctionne plus : rails endommagés, panne de caténaires ou de trains occasionnent des suppressions de train et des retards, entraînant eux-mêmes d’autres suppressions et retards, dans une boucle infernale.

Les jours sans problèmes deviennent rares. Quotidiennement, il faut jongler pour pouvoir informer sur le changement de train, les nouveaux horaires, le bon quai. Mais dans certains cas, elle ne sait pas, on ne lui donne pas l’information, il arrive même qu’elle la découvre avec les usagers qui ont reçu un SMS. Aux problèmes liés au matériel s’ajoutent ceux liés à la communication : Qui a l’information ? Qui la donne ? Qui la récupère ? Est-elle fiable ? Que doit-elle dire ? Et une fois le retard ou la suppression annoncées officiellement : quelle alternative ? Quelle heure de reprise ?

Face à des personnes elles-mêmes prises dans leur stress quotidien et leur emploi du temps serré, elle se retrouve à expliquer l’inexplicable, renseigner sans avoir les informations complètes, devoir donner des informations contradictoires dans un laps de temps réduit. Dans un tel contexte, comment répondre à sa mission de service ?

Colère, insultes, menaces

Certains, exaspérés par la récurrence des problèmes, déversent leur colère, « c’est bien fait pour vous, vous serez privatisés et vous disparaîtrez », « sale pute », « bougnoule », allant parfois jusqu’à des menaces « je vais t’attendre à la fin de ton service ». Parfois, ça semble gratuit, dis comme ça, comme une claque sèche pour blesser ou pour se défouler. D’autre fois, les personnes racontent, expliquent leur désarroi, que ce problème n’est pas juste une gêne passagère dans leur vie, mais a un impact direct et important sur leur vie familiale ou leur travail.

Sentiment d’impuissance

Et, le pire dans tout ça, c’est qu’elle comprend les plaintes, malgré la colère, elle a de l’empathie. Surtout qu’à force de croiser les mêmes personnes, des liens se sont formés avec certains usagers, ils se saluent et se donnent quelques nouvelles. Une dame lui a ainsi raconté un jour que ce n’était pas normal de dîner 3 fois dans la semaine de coffrets SNCF pour ensuite récupérer ses enfants à 22h, qu’elle se ruinait à payer la baby-sitter, un autre lui a dit qu’il n’avait pas pu aller au travail et s’était fait licencié. Que dire face à ces accusations, à part qu’elle est désolée. Elle se sent souvent complètement impuissante alors qu’avant, elle était fière de faire son travail, elle arrivait à trouver des arrangements, à apaiser la colère. Elle se retrouve aujourd’hui à incarner une entreprise qui a volontairement dégrader le service aux usagers et qui, en plus, les laissent tomber, elle et ses collègues.   

Un soir, un train a été supprimé. Grosse panne, aucune visibilité sur les prochains départs. L’ensemble des voyageurs se sont agglutinés devant le bureau d’information se transformant en une foule d’une soixantaine de personnes remplie de haine. Des nombreux travailleurs et travailleuses qui criaient et insultaient les 4-5 agents présents. Ils se sont enfermés dans le bureau par peur de se faire lyncher, ce n’était plus possible de leur parler.

Son chef ? Pour lui, les statistiques ne montrent pas une augmentation du nombre et de la gravité des agressions. Pour l’entreprise, la peur, la tension, l’agressivité, les regards menaçants, le mépris, les insultes n’existent pas si elles ne se traduisent pas en chiffres. Et c’est vrai qu’elle ne pense pas toujours remonter ce qu’elle vit. D’abord parce que c’est son quotidien et qu’elle banalise mais surtout, elle trouve que ça ne sert à rien, rien ne change. Ce qu’elle craint davantage, c’est le souhait de la direction de réduire encore les effectifs et qu’elle finisse par se retrouver seule au guichet information.  

Mots-clés : ViolenceDuTravail, SNCF, réorganisation, impuissance


[1] Commence avec la création de RFF en 1997. Cf. Article Wikipédia sur l’histoire récente de la SNCF.

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