Je m’appelle Mélina, j’ai 36 ans, je suis psychiatre dans un hôpital psychiatrique. Je fais ce métier parce que j’aime les gens.

Il est ‪2h30 ce mardi‬ 12 mai 2020. Je ne dors pas. Ce n’est pas la première fois en cette période troublée de CoVid 19. J’ai vécu des nuits d’angoisse, comme beaucoup de gens actuellement, face à ce virus inconnu qui bouleverse nos vies. Mais cette nuit si je ne dors pas, c’est que je me sens maltraitée. Et maltraitante.

Lundi 11 mai 2020. 1er jour du déconfinement en France. Dans le service, j’apprends que 3 patients testés en fin de semaine dernière sont positifs au CoVid-19. L’abattement gagne un peu l’équipe.
Nous travaillons comme nous pouvons depuis 2 mois, avec des outils qui ne sont pas les nôtres. Le service est fermé, nos patients doivent rester seuls en chambre alors qu’ils sont déprimés et qu’ils ont besoin pour aller mieux d’activités thérapeutiques et de lien à l’autre, ou qu’ils sont délirants et ont besoin de présence rassurante pour contrer les angoisses massives qui les traversent. Nous faisons au mieux, pour éviter les contaminations et en même temps aider nos patients à traverser leurs difficultés.
Plusieurs vagues de contamination au CoVid 19 ont traversé le service, nous avons à chaque fois réussi à endiguer l’épidémie avec des mesures contraignantes, pour les patients comme pour les soignants, et qui vont contre notre philosophie de travail, qui d’habitude s’appuie sur le lien à l’autre. Mais nous le faisons depuis 2 mois, chaque jour les équipes se réinventent, se réorganisent.
Les conditions sont difficiles, nous sommes en sous effectif (plus de la moitié des postes infirmiers sont vacants sur l’unité d’hospitalisation !) et nous ne devons la possibilité de fonctionner du service qu’aux infirmiers travaillant sur l’ambulatoire qui ont accepté de venir donner un coup de main. Avant cette crise sanitaire déjà, l’hôpital psychiatrique criait son mal-être et le manque de moyens pour assurer le soin psychique, dans la cité ou à l’hôpital. Comme tant d’autres, nous avons fait des grèves, des occupations, des manifestations. La crise sanitaire n’a pas arrangé les choses. Mais dans le service nous faisons face à cette crise, les infirmiers sont rappelés sur leurs repos, nous annulons nos vacances, nous nous organisons pour la continuité des soins.

Lundi 11 mai, 9h, donc : l’abattement guette les soignants de notre unité d’hospitalisation. Trois cas positifs dans les jours précédents, cela veut dire une absence d’ouverture, pas de promenades dans le parc pour nos patients pour les 15 prochains jours, des mesures toujours drastiques pour éviter les contaminations. Nous l’avons fait depuis 2 mois, nous pouvons continuer. Mais cette fois c’est une autre affaire.
Nous apprenons en effet que pendant ce long week-end du 8 mai, un administrateur de garde a pris la décision d’enfermer dans leur chambre tous nos patients, sous prétexte qu’il y avait un risque de contamination. Il a, en une nuit, fait changer toutes les serrures des portes pour pouvoir enfermer les personnes hospitalisées dans notre unité. Sans aucun motif psychiatrique. TOUS les patients, même en service libre, c’est à dire hospitalisés à leur propre demande, étaient enfermés à clés dans des chambres sans aucun motif autre qu’un risque de contamination. Tous, sans distinction. Pas parce qu’ils déambulaient dans les couloirs. Pas parce qu’il y avait un risque individuel ou une pathologie rendant incompatible la compréhension des gestes barrières, ce qui serait déjà à questionner. Non. Tous. Nous n’avons été au courant que lorsque le médecin de garde a refusé de cautionner ces pratiques abusives.

Des questions éthiques nous traversent en permanence en psychiatrie, déjà en situation sanitaire « normale ». Nous faisons hospitaliser des patients contre leur gré pour les soigner, nous avons parfois recours aux chambres d’isolement qui sont des chambres où les patients sont enfermés lorsqu’il y a un risque grave et imminent pour eux ou pour les autres. Nous gérons les contradictions en permanence, liberté, contrainte, soin psychique, au plus près de la clinique des patients.
Mais actuellement nous devons faire face à une administration qui, sous prétexte de crise sanitaire, prend des décisions unilatérales, sans concertation, qui mettent à mal l’éthique de notre travail.
Mon chef de service a immédiatement saisi le contrôleur général des lieux de privation de liberté, et a exigé que soit mis un terme à la confusion entre isolement psychiatrique et confinement sanitaire.

Lundi 11 mai, 12h : visite inopinée du directeur de l’hôpital, qui venait voir « comment nous allions » puisque nous étions de nouveau confinés avec ces nouveaux cas positifs Covid-19. Sous couvert d’empathie, il venait insulter notre manière de travailler. « Ces nouveaux cas ne venaient pas de nulle part », « ils étaient sans doute liés à une mauvaise application des protocoles »…
Depuis 2 mois, nous avons arrêté plusieurs vagues de contamination grâce aux mesures mises en place par le service (sans attendre l’administration qui a mis les protocoles en place bien après !). Mais quand même, plusieurs nouveaux cas, nous devions faire des erreurs quelque part !! Le résultat de cette intervention pour moi : l’abattement a laissé place à la colère.
Nous avons ensuite demandé à la direction si tous les soignants de l’unité allaient être testés : nous le réclamons depuis plusieurs semaines, et malgré des contacts répétés des soignants avec des patients CoVid +, l’administration a toujours refusé de prendre en charge les tests. Les soignants qui ont voulu le faire l’ont fait à leurs frais. Le directeur n’a pas répondu à cette question, disant qu’il attendait des instructions de l’Agence Régionale de Santé. Puis il a exigé immédiatement, sans avoir revêtu de tenue adéquate (que nous portons tous depuis 2 mois) de visiter le service pour faire une tournée d’inspection.

Lundi 11 mai, 16h : une patiente d’une autre unité se défenestre. Elle est passée à travers la vitre. Elle était dans une unité ouverte à la hâte par l’administration ce fameux week-end du 8 mai, sans concertation suffisante, sans qu’une gestion médicale de l’unité ne soit clairement établie et sans répondre aux besoins cliniques. La patiente était enfermée à clé, pour une cause sanitaire et donc de manière illégale, dans une chambre non adaptée.

Lundi 11 mai, 17h30 : un de mes patients m’appelle au téléphone. C’est une des personnes diagnostiquées CoVid + ce fameux week end du 8 mai et qui a donc été transférée sur une autre unité. Il s’effondre en pleurs : « S’il vous plaît Docteur, dites leur que je ne sortirai pas de ma chambre, et qu’ils peuvent m’ouvrir la porte. C’est l’enfer ici ». Cet homme déprimé est en service libre, et enfermé dans sa chambre. Je lui promets de parler à mon collègue pour qu’il ouvre la chambre. Mais j’ai terriblement honte. Honte des conditions d’accueil de ces patients fragiles que l’on est sensé soutenir et qu’on traumatise un peu plus.

Dimanche je suis de garde. Je ne suis pas sûre d’avoir la force d’affronter à la fois la crise sanitaire, la maladie psychique, et les maltraitances de l’administration. Pour cela, il faudrait beaucoup d’énergie et les idées claires. Je perds mon temps et mon énergie à batailler contre l’administration. J’aimerais garder cette énergie pour mes patients. Ils en ont besoin.

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