Elles ont la cinquantaine, elles travaillent dans un centre de la sécurité sociale depuis des dizaines d’années.

 

Quand elles ont commencé à travailler, elles avaient en charge les dossiers d’assurés du début à la fin. Elles savent qu’un dossier mal traité ou non traité, cela a des conséquences pour les assurés : un retard de remboursement de soins, un retard de versement des indemnités journalières, derrière ce sont des hommes, des femmes, des enfants, des familles qui peuvent se retrouver sans avoir suffisamment d’argent pour subvenir à leurs besoins essentiels. Elles le savent car elles les ont au téléphone, elles les rencontraient aussi, ça c’était avant…avant la mise en place des processus, avant le développement de l’outil informatique et surtout avant que tout ne passe par internet. Aujourd’hui, les usagers doivent poser leurs questions en ligne, on doit leur répondre en ligne, il n’est plus possible de faire une action sans qu’un usager ne dispose d’un compte en ligne. Or, elles, elles ont la plupart du temps au téléphone des personnes qui n’ont pas internet, qui ne savent pas se servir d’un ordinateur, qui ne savent pas écrire un courriel…

 

Avant quand on leur posait une question sur un dossier, elles pouvaient répondre à leur collègue ou à l’assuré avec certitude…aujourd’hui, elles ne peuvent plus, elles n’ont pas les informations.

Quand elles sont arrivées, elles disposaient de temps pour lire les notes d’informations, il y avait aussi des temps de formation et le travail d’équipe avait une place importante. Quand l’une d’entre elles avait une question, elle pouvait la poser à un collègue ou à son chef, elle obtenait toujours une réponse. De même, si l’une d’entre elles, rencontraient une situation spécifique elle en parlait à ses collègues pour qu’ils sachent comment agir. Le savoir se construisait collectivement par l’expérience des situations rencontrées.

 

Parcellisation du travail et monotonie des tâches

 

Mais c’est aussi parce que le travail a été parcellisé qu’elles ne sont plus en mesure de répondre aux questions. Aujourd’hui, chaque agent traite une partie d’un dossier, les actions qu’elles font sont mécaniques, on ne leur demande plus de s’occuper d’un dossier dans son ensemble, de réfléchir, de trouver une solution pour résoudre le problème de l’assuré, on leur demande de remplir un fichier Excel, de faire une action sans comprendre pourquoi et sans savoir si cela va permettre de résoudre le problème ou si à l’inverse cela aura un effet bloquant… plus personne ne pense. Il faut utiliser l’ordinateur, des logiciels qui changent tous les deux ans et pour lesquelles elles ne sont pas formées.

 

Obsolètes, elles se sentent obsolètes, on leur fait sentir qu’elles le sont.

 

Le sens de leur travail n’existe plus, elle parle du passé avec une réelle nostalgie, ce qui renforce leur sentiment d’être du passé, inscrite dans ce passé qui avait un sens, le sens du service public.

 

Après plusieurs dizaines d’années à venir avec plaisir au travail, à plus de 50 ans, elles viennent avec la boule au ventre, elles se surprennent à compter les heures de la journée, attendant de rentrer chez elles, mais chez elles, elles se sentent tristes, tristes de ne plus pouvoir faire leur travail correctement, mal de ne plus comprendre ce qu’elles font.

 

Attachées à leur métier, au service rendu au public, mais vieillissantes dans une organisation qui ne sait plus où elle va, au sein de laquelle on ne pense plus au sens de ce que l’on demande de faire, où on ne parle plus que du nombre de dossiers traités par chacun, où il n’est possible de rencontrer un conseiller que sur rendez-vous et pour lequel il faut parfois attendre plusieurs semaines… elles ne se sentent plus à leur place.

 

Elles sont 4, 4 à parler de leur situation ensemble, et c’est la première fois depuis des années. Elles se sentaient seules et l’espace de quelques heures, elles ne le sont plus. Elles font durer ce moment, car elles le savent dans quelques heures, elles se retrouveront seules face à leur ordinateur, à exécuter des tâches qui n’ont plus aucun sens.

 

Mots clés : violencedutravail, parcellisation du travail, monotonie, pertedesens, servicepublic

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