Extraits d’entretien avec sous-traitant d’une usine de nutriments pour animaux

Moi j’ai commencé ma vie professionnelle, dans les travaux publics en 75, donc à l’époque on posait les conduites d’eau en Eternit[1], l’Eternit c’est bon (rires), et on n’avait pas de protections, même pas de lunettes, c’était donc la poussière dans la figure. Après je suis rentré chez S. qui fait de la sous-traitance pour Y.

S., ils font de la maintenance industrielle, de la tuyauterie, de la cimenterie, de la mécanique, des travaux de maintenance. Donc je suis rentré là-dedans au début des années 80. C’était la section manutention levage, et y on faisait toutes les pires saloperies que l’on pouvait faire chez Y. c’est-à-dire démonter les colonnes, rentrer dedans, les nettoyer. Quand on remontait, on ressortait on était tout rouge, on ne savait pas ce qu’il y avait dedans.

« Vous voyez c’est pas dangereux »

En fait, il y avait du C5[2] dedans, c’était affreux, on avait les mains rouges. On n’avait pas de protection sauf les gants, mais les gants étaient souillés par les produits.

Et les odeurs c’était dégueulasse, d’ailleurs j’y retourne de temps en temps-là. L’odeur ça m’énerve, j’peux plus.

(…)

Nous on ne savait pas, enfin on ne savait pas, on nous disait qu’il n’y avait pas de risque, en particulier. Il y a un gars qui est mort, il était responsable au bâtiment X, il y allait, il mettait les mains dedans, il disait « vous voyez c’est pas dangereux », bah si c’était pas dangereux pour lui c’était pas dangereux pour nous non plus, il n’y avait pas le droit de retrait comme maintenant il y avait pas tout ça il y a 40 ans, si on disait on n’y va pas, on nous virait, il fallait travailler, et on y allait, on y allait, on était bêtes.

(…)

Quand on était sur les toits parce qu’on faisait de la toiture, de la charpente, il y avait des évents de chlorure de vinyle[3] qui nous venaient dans la figure, tout le monde le savait mais rien n’était respecté. Quand on montait sur le toit on avait nos harnais, mais ils n’avaient pas arrêté la production donc dès qu’un ouvrage crachait du chlorure du vinyle on en ramassait plein la tête. Moi j’ai un copain il a fallu faire venir les pompiers pour le faire sortir, bah c’est le chlorure de vinyle quand vous avez le vent dans la figure, c’était quelque chose, tout l’hexane,[4] le THF (Tétrahydrofurane[5]).

J’ai passé 4 ans en permanence sur le site de Y., après j’ai fait beaucoup de chantiers extérieurs mais ce n’était pas mieux, que chez Y. en termes de conditions de travail et d’exposition aux risques chimiques. On allait dans les aciéries les trucs comme ça, il y avait de l’acide chlorhydrique[6] et plein d’autres produits aussi, on n’avait pas trop de protection et on ne connaissait pas trop tous ces dangers.

Les seules protections obligatoires c’était les chaussures de sécurité et le casque.

« Je m’en suis réellement soucié quand j’ai attrapé mon cancer »

Moi je suis resté 25 ans dans la même entreprise mais je travaillais un peu partout comme sous-traitant. Certains collègues n’ont jamais bougé, ils sont sous-traitants et sont restés sur le site de Y. depuis 78-79.

Moi j’ai navigué un petit peu partout. Ce qui n’est pas forcément mieux parce que ceux qui ont toujours travaillé au même endroit (chez Y.), on a fini par savoir qu’il y avait tel ou tel produit qui était dangereux alors qu’ailleurs on n’a jamais rien su. Par exemple, quand vous allez dans les trucs de peinture vous en prenez plein la figure mais je n’ai jamais su ce qu’il y avait comme produit chimique.

Je m’en suis réellement soucié quand j’ai attrapé mon cancer, là ça m’a fait réfléchir un peu.

2005, là j’ai atterri parce que pendant des années y’a que le travail qui a compté, ma vie privée tout ça ce n’était pas vraiment ça, c’était surtout boulot, boulot, quand j’ai attrapé le cancer bon maintenant c’est plus le boulot si je peux me servir de mon droit de retrait je m’en sers.

Les anciens ne sont même pas arrivés à la retraite, ils sont décédés avant

Des anecdotes de travail il y en a plein, j’ai un collègue qui est décédé au CO2, ce n’est pas un produit nocif, mais là c’est la sécurité qui l’a fait mourir, on travaillait pour une entreprise où on faisait des travaux de maintenance dans la cave. Quand on descendait dans la cave, il y avait une sécurité pour couper le CO2 et quand il n’y avait plus personne dans la cave ils remettaient le CO2. Et donc on descendait le matin tout allait bien, plan de prévention, lance, véhicule de pompiers au-dessus.

Et puis il y a eu une étincelle, le feu a pris et il y avait deux gars dans la chambre. Le premier a vidé l’extincteur et puis il est remonté et a crié au feu.  Le deuxième l’a suivi et puis il a fait demi-tour parce qu’il avait oublié le détecteur de CO2[7] en bas et quand le premier gars est arrivé en haut il a donné l’alerte. Les pompiers sont venus, ils ont éteint l’incendie en haut et ils ont relancé le CO2 alors que le deuxième gars était toujours resté en bas donc il a été gazé au CO2. Il n’est pas mort, mais c’est un légume.

Sur les produits chimiques, on a plein de collègues qui sont morts, on ne sait pas de quoi. Moi, j’ai mon ancien chef, il est décédé d’une tumeur au cerveau, c’est le gars pareil, il allait les mains dedans, dans n’importe quel produit, il respirait n’importe quoi, 52 ans, une tumeur au cerveau voilà. C’est vrai que les anciens qui rentraient dans les colonnes et qui ressortaient tout rouge, ils ne sont même pas arrivés à la retraite, ils sont décédés avant.

Il y a encore du travail à faire ici

Beaucoup de gens le font encore ça, moi je vois les maçons, ils arrivent de l’extérieur, ils arrivent déjà en bleu, ils descendent du camion, ils vont travailler chez Y. et tout, ils vont manger le midi, ils vont manger en bleu donc ils emmènent les produits sous les semelles partout, ils s’assoient sur le siège, ils en déposent un petit peu et là personne ne dit rien, personne ne fait rien. Moi je trouve que là où je travaille maintenant, les gens arrivent en civil se changent avec le bleu tout va bien, le midi il y a encore le réfectoire il y a des gens qui mangent sur place, le réfectoire est toujours dans la partie un peu souillée c’est-à-dire qu’il faut traverser le réfectoire pour aller se changer dans le vestiaire moi je dis qu’il y a encore du travail à faire ici.

En résumé, c’est vrai que dans la maintenance, on ramasse toutes les cochonneries de tout le monde c’est pour ça que c’est vachement important de se protéger même si parfois on est ridicules avec nos habits c’est vrai que t’auras pas la minette qui va être sur le bord de la route habillé avec tes protections[rires].

(…)

Je n’ai jamais arrêté de travailler, une fois que ce sera bon, ce sera les doigts de pieds en éventail sur la plage, je n’irai pas au boulot jusqu’à mourir avant j’aurai peut-être parlé différemment mais maintenant ça m’a servi de leçon dès qu’on m’ouvre la porte, je la prends. Il y a une période c’était 70 heures par semaine, ce n’est pas loin, c’était il y a 5-6 ans, abruti par le boulot, abruti, ça c’est bien fini.

Mots clés : ViolenceDuTravail, sous-traitant, produits chimiques, cancer professionnel.


[1] Eternit : c’est le nom du brevet sur le procédé de fabrication de l’amiante-ciment.

[2] C5 : Chloracétal, molécule de synthèse.

[3] Chlorure de vinyle : cancérogène avéré pour l’homme.

Effets cancérogènes [14, 16, 17, 22]. Depuis le milieu des années 1970, le chlorure de vinyle monomère est connu pour provoquer des angiosarcomes hépatiques. « De nombreuses études épidémiologiques ont recherché s’il existait d’autres organes cibles. En 2003, une méta-analyse des études de mortalité par cancer en relation avec l’exposition au CVM a été publiée [21]. Elle montre une augmentation significative des tumeurs hépatiques (angiosarcomes, mais aussi des sarcomes). Dans sa dernière évaluation le CIRC indique qu’il existe des preuves d’une élévation plus importante du risque de tumeurs hépatiques chez des sujets exposés au chlorure de vinyle et ayant des antécédents d’hépatite virale ou une consommation chronique d’alcool ». www.inrs.fr

[4] L’hexane « peut provoquer des signes de dépression du système nerveux central. Il est irritant pour les muqueuses oculaire et respiratoire. En cas d’exposition répétée, les intoxications les plus graves sont le fait du n-hexane. Elles se traduisent principalement par des atteintes du système nerveux, en particulier des polynévrites périphériques sensitivo-motrices. Des troubles mentaux organiques sont également décrits. On ne dispose pas de données sur le risque cancérogène ou la toxicité pour la reproduction chez l’homme ». www.inrs.fr

[5] Tétrahydrofurane : « L’exposition aiguë est responsable de troubles neurologiques (céphalées, somnolence) et d’une irritation respiratoire et oculaire. Le contact cutané provoque des éruptions cutanées. Lors d’exposition répétée, des dermatoses chroniques ainsi que des atteintes hépatiques et neurologiques (polynévrites, psycho syndrome organique) ont pu être rapportées. Certaines études insuffisantes ne montrent pas d’augmentation de cancers chez des salariés exposés au tétrahydrofurane ». www.inrs.fr

[6] Acide chlorhydrique : « le chlorure d’hydrogène et ses solutions aqueuses sont caustiques et peuvent provoquer, en cas d’exposition à une concentration suffisante, des brûlures chimiques de la peau, des yeux et des muqueuses respiratoire et digestive. Les effets d’une exposition chro­nique sont également de type irritatif. Dans une évaluation récente (2012), le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a classé les brouillards d’acides inorganiques forts dans le groupe 1 des substances cancérogènes pour l’homme. » www.inrs.fr

[7] Matériel servant à détecter la présence de CO2.

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